#01- LÉGENDES EN EXIL
Scénariste(s) : Bill WILLINGHAM
Dessinateur(s) : Lan MEDINA
Éditions : Panini comics
Collection : 100% Vertigo
Série : Fables
Année : 2002 Nb. pages : 128
Style(s) narratif(s) : Récit complet (Comics)
Genre(s) : Fantastique, Conte réinventé, Héros animalier
Appréciation : 5.5 / 6
|
Où le Grand Méchant Loup, devenu détective, doit élucider le meurtre de la soeur de Blanche Neige
Écrit le jeudi 24 février 2011 par PG Luneau
Tout le monde connaît Blanche Neige, Pinocchio, Cendrillon et le Grand Méchant Loup. Mais saviez-vous qu’ils sont encore tous vivants? De même que Barbe bleue, la Belle et la Bête? Qu’avec plusieurs autres personnages de contes, ils mènent une existence plus ou moins clandestine à New York, se mêlant à la foule de manière la plus anonyme possible? Qu’ils se sont même créé une espèce de gouvernement municipal parallèle, nommé Fableville, ayant le mandat de leur venir en aide et de régler les conflits qui peuvent survenir entre eux?
C’est ce fabuleux (au sens propre!) univers qu’on nous présente dans ce premier recueil de la série de comics américains Fables, aimablement traduite par les éditions Panini Comics, dans sa collection Vertigo. Ce tome regroupe les cinq premiers fascicules de ce comic, qui constituent un récit complet des plus intéressants : une enquête pour retrouver le responsable du meurtre sordide et spectaculaire de la belle Rose Rouge, la sœur de Blanche-Neige! Et, bien que les protagonistes en soient les personnages des contes de fée de notre enfance, cette série n’est pas à mettre entre les mains des petits… pas avant quatorze ans, du moins!
En effet, nous sommes à New York, et ces personnages sont adultes et délurés! Le petit cochon découche et fume la cigarette, le Prince Charmant ne peut s’empêcher de baiser tout ce qui porte une jupe et Rose Rouge elle-même, avant sa fin tragique, vivait à fond la caisse le «Sex, drugs and rock n’roll». C’est d’ailleurs ce qui allonge la liste de suspects potentiels et qui complique un peu l’enquête menée par le Grand Méchant Loup en personne! Car c’est ce dernier qui agit en tant que détective officiel des Fables (puisqu’il s’agit là du nom que cette communauté de personnages a bien voulu se donner)! Son flair légendaire lui donne tous les atouts nécessaires pour ce poste, et depuis qu’il peut garder une forme humaine, grâce à des philtres trompe-l’œil préparés par les sorcières du groupe, il parvient à vivre à la ville sans trop se faire remarquer.
Car c’est là la première loi de la société des Fables : «Aucun d’entre eux ne doit, par son action ou son inaction, révéler la nature magique de leur existence au monde commun», c’est-à-dire à vous et moi!! S’ils survivent parmi nous depuis quelques siècles, c’est bien grâce à leur discrétion! Une fuite médiatique au sujet de leur existence ferait des ravages dans leurs rangs! Ils ne sont pas prêts pour ça : ils sont encore bien trop marqués par l’invasion de leurs royaumes respectifs par des armées de monstres cruels et sanguinaires, qui les ont poussés à s’exiler dans notre univers à nous (d’où le titre du bouquin!).
Bill Willingham a pondu ici un délectable prolongement aux contes de notre prime jeunesse, sachant avec brio réactualiser la personnalité de tous ces héros traditionnels et développer entre eux des relations des plus originales. Blanche Neige a divorcé de son «charmant» Prince après l’avoir trouvé dans le lit de sa sœur, Pinocchio veut botter le derrière de la Fée bleue qui a fait de lui un éternel garçon, impubère depuis trois cents ans, et Jacques (celui du haricot magique) a (ou avait?!) un fort béguin pour la belle mais volage Rose Rouge. Parallèlement à toute la présentation de ces personnages, de leur univers et de ce qui les a entraînés jusqu’à nous, il y a l’intrigue de la sanglante disparition de celle qu’on surnomme parfois la belle Rosette. Cette énigme agit comme un fil conducteur intrigant et efficace, au dénouement bien ficelé.
Pour ce qui est des dessins, Lan Medina y va d’un trait sûr et souple, dans lequel le néophyte que je suis en matière de comic books reconnaît un classicisme digne des Superman ou des Spiderman des années 1970, mais avec toutefois une mise en page plus inventive, qui n’hésite pas à faire éclater le gaufrier classique quand c’est nécessaire pour dynamiser l’action.
Très sincèrement, j’ai adoré découvrir (ou plutôt re-découvrir !?) ces personnages, et j’ai pris un grand plaisir à suivre Bigby, le Loup, dans son enquête. Je suis très heureux de savoir qu’il existe sept ou huit autres tomes dans cette série, et je ne crois pas que je tarderai beaucoup avant de lire les quatre tomes suivants, que j’ai eu la chance de pouvoir acheter en même temps que celui-ci! Je conclurai en remerciant mon ami Pierre, qui m’avait déjà vanté les grands mérites de cette série, et qui m’en avait fait lire le premier fascicule dans sa version originale. J’avais bien aimé, mais ma connaissance assez sommaire de la langue de Shakespeare ne m’avait pas permis d’en apprécier toute la richesse. Je suis bien content de maintenant avoir accès à la traduction française, et j’ai très hâte de voir si les tomes suivants sont aussi bien fignolés et complets que celui-ci.
Plus grandes forces de cette BD :
- les très longs sous-titres de chacun des chapitres, formulés à l’ancienne, comme dans les très vieux livres. «Chapitre un : Contes revisités – où nous faisons la connaissance des principaux protagonistes tandis que les ennuis commencent…», «Chapitre deux : Unusual suspects – où notre intrépide détective procède à une première arrestation et où un prince retrouve un ancien amour»… Avouez que cette façon de décrire le contenu à venir nous rappelle les livres du XVIIIe, notamment les romans de Jules Verne. C’est sympathique et tout à fait de circonstance!
- la thématique, géniale et bien exploitée. Willingham a imaginé tout son univers, Fableville, comme «imbriqué» dans New York. Ce premier tome nous dresse sommairement le portrait de ce qui s’est passé : l’attaque des mystérieux Adversaires, menés par l’Empereur, qui a forcé tous les personnages fabuleux à quitter leurs «royaumes» et à s’exiler chez nous; la Grande Amnistie, où il fut pardonné à tous les «méchants» traditionnels (loups, sorcières, ogres, etc.) leurs mauvais coups passés, pour permettre à tous une plus grande cohésion sociale et donner à tous une meilleure chance de survie dans notre univers; la Ferme, cachée au loin, dans laquelle sont regroupés les personnages non-humains comme les Trois Petits Cochons ou la Petite Poule rousse (dans ce récit, on ne s’y rend pas, on ne fait que la mentionner. Je sais par-contre qu’un des tomes suivants s’y déroule plus particulièrement). Toute cette originalité, qui ressemble assez à une idée que j’ai moi-même eu envie de développer, il y a peu, me fascine au plus haut point. J’ai donc très hâte de lire les tomes suivants car j’ai l’impression qu’ils reviendront sur plusieurs de ces éléments pour mieux nous les expliquer. Cette thématique n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de la série Wisher, dont j’ai traitée il y a quelque temps.
- les intrigues, tant l’enquête policière, qui nous tient en haleine, que les imbroglios amoureux entre Blanche, Rose, le Prince, Barbe bleue, Jacques et Cendrillon. Tous les soirs, le moment de me replonger dans cette lecture m’apparaissait comme une petite bulle de bonheur!!
- les personnages. Les voir dans cet autre contexte est très agréable. Ça fait rêver! Certains ont des personnalités mystérieuses, avec des motivations obscures (Barbe Bleue ou Jacques du haricot), d’autres sont à peine esquissés (comme la Sorcière de la Forêt noire ou Pinocchio). D’autres, enfin, font référence à des contes américains ou anglais que je ne connais pas (comme le jeune Blueboy et sa trompette, ou Gobe-Mouche, qui travaillent tous deux au siège social du gouvernement de Fableville). Ceux-là risquent de me surprendre un jour, puisque je n’ai absolument aucune idée de ce à quoi je dois m’attendre d’eux. Que de belles découvertes, en perspective!
- certains gags récurrents, principalement celui du Petit Cochon en cavale, qui fuit, tout au long du récit, pour éviter de finir en rôti! Il apparaît régulièrement, en arrière-plan, de manière plus ou moins discrète, et il nous permet presque de jouer à «Où est Charlie?»!
- le gentil béguin du Grand Méchant Loup pour la belle Blanche Neige. Ce flirt, tout en filigrane, nous permet de renouer avec les poncifs du polar, quand le détective rustre et ténébreux devient malhabile et pataud devant les yeux de celle pour qui il craque en secret. Ça ajoute un charme fou à la relation déjà fort compliquée qui les unit.
- la finale à la Agatha Christie, avec tous les suspects potentiels réunis sur la terrasse du toit d’un immeuble, lors du grand banquet annuel. Le détective y dévoile ses découvertes, abattant ses cartes une à une, expliquant ses raisonnements et ses déductions avec minutie, pour finir en nous dévoilant le fin mot de l’affaire. Une belle surprise, bien construite, pour laquelle on découvre avec frustration qu’on avait en main tous les indices pour arriver au même constat que le détective! C’est la preuve que le récit est fichtrement bien ficelé! Les autres tomes seront-ils aussi solides? Il me semble que la barre est haute!!
- le bonus : une nouvelle de six pages, du même auteur, racontant l’invasion des royaumes de Fables vue par l’œil serein du Grand Méchant Loup que rien n’effraie! Ce récit relate d’ailleurs les deux premières rencontres entre ce sauvage canin et la belle Blanche Neige, et nous fait un peu mieux comprendre les conditions qui ont mené à l’exil généralisé de tous les Fables. De plus, ce court récit est illustré de deux dessins noir et blanc pleine page, très touffus mais d’une somptuosité remarquable.
Ce qui m’a le plus agacé :
- l’illustration de la couverture, très «fifties», ainsi que celles des cinq fascicules originaux qui nous sont présentées comme page séparant les cinq «chapitres» de l’histoire. Elles n’ont absolument rien à voir avec le style graphique de la série comme telle! Fortement onirique, apparemment inspirées par les collages de Pop Art, ces illustrations de James Jean sont mauvaises vendeuses. Personnellement, si je les avais vues ainsi, en librairie, sans savoir de quoi il en retournait, je n’aurais jamais tendu la main pour m’emparer d’un de ces livres afin de le feuilleter!! En fait, c’est comme si l’artiste avait voulu faire une œuvre d’art en lien avec le récit. Après ma lecture, j’ai trouvé très intéressant de revenir observer ces couvertures en détail, et d’y découvrir les différents éléments du récit sous un éclairage plus artistique, plus subjectif… Mais ce n’est vraiment pas le mandat d’une page couverture, non??
- le mot Fables, qui désigne trop de choses. En effet, au début du récit, c’est un peu embêtant car on met de nombreuses pages à comprendre les multiples sens de ce mot. En plus d’être le titre de la série, utilisé dans les deux langues, Fables désigne le pays magique d’où tous les personnages sont originaires, le surnom donné à tous les exilés ainsi que l’appellation générale de l’organisme «gouvernemental» à leur service. Ainsi, on pourrait presque dire que «La série Fables raconte les déboires des agents du Fables pour protéger les Fables et, peut-être, leur permettre un jour de regagner Fables!» Avouez que c’est un peu confondant!
- la traduction très aléatoire des affiches, dans les dessins. Parfois, les panneaux indicateurs, les affichettes ou les posters sont laissés en anglais, ce que je trouve judicieux pour bien nous faire sentir qu’on est dans la Grosse Pomme. Mais parfois, ils sont traduits, sans que je comprenne la logique de ces décisions. Un exemple parmi tant d’autres : sur la porte du bureau de Blanche Neige, on peut lire : «Business office – B. Neige». Sur son bureau, la petit plaquette d’identification porte l’indication : «Blanche Neige, directrice des opérations», et la devanture dudit bureau porte pour sa part une belle gravure en haut relief : les lettres stylisées S et W (pour Snow White), joliment entrelacées. On passe donc de partiellement traduit, à complètement traduit, puis à pas traduit du tout!!! C’est un petit détail, mais je trouve qu’il dénote d’un manque de cohérence.
- les dessins, qui font vieillots et qui démontrent certaines lacunes (de perspectives, notamment). En soi, ils ne sont pas laids. C’est même majoritairement assez joli! Mais ça ne fait pas très moderne. De plus, ils manquent de constance. Certains personnages sont identifiables parce qu’on les nomme, et non parce qu’ils sont reconnaissables! Je songe notamment à Belle, qu’on rencontre dans les premières pages mais qu’on retrouve au bal final… On y voit bien deux belles blondes, mais elles sont assez distinctes pour passer pour deux personnages différents, si ce n’était pas de la Bête qui l’interpelle pour nous en confirmer l’identité. Même chose pour Blanche Neige qui change souvent de coiffure… Toutes ces belles noiraudes aux yeux bleus pourraient autant être sœurs ou cousines!! Dommage.
- quelques pages à l’impression douteuse. En effet, une douzaine de pages de mon exemplaire montrait un genre de décalage qui créait un effet de dédoublement de l’encrage. Ce phénomène donne malheureusement à tous les dessins desdites pages des contours exagérément larges et foncés qui font sourciller notre vision. Heureusement, douze pages sur cent vingt-huit, c’est bien peu.
|