SHENZHEN
Scénariste(s) : Guy DELISLE
Dessinateur(s) : Guy DELISLE
Éditions : l'Association
Collection : Ciboulette
Série : Shenzhen
Année : 2000 Nb. pages : 148
Style(s) narratif(s) : Roman graphique
Genre(s) : Récit de voyage, Autofiction
Appréciation : 4 / 6
|
Un Québécois perdu dans la foule
Écrit le vendredi 20 juillet 2012 par PG Luneau
Guy Delisle est un bédéiste québécois qui est installé en France depuis de nombreuses années. Même si ses œuvres sont publiées depuis 1996 par des maisons d’éditions bien reconnues, du public ou du milieu (Dargaud, Delcourt, la Pastèque, l’Association…), il nous a fallu attendre que son petit dernier, Chroniques de Jérusalem, remporte le Fauve d’or, c’est-à-dire le prix du meilleur album à Angoulême, cette année, pour que les médias québécois commencent à s’intéresser à lui pour la peine! Depuis son passage à Tout le monde en parle, consécration ultime s’il en est une, le nom de ce bédéiste au parcours pourtant bien garni est enfin sur toutes les lèvres! Bien sûr, tous se font un devoir de comparer son succès à celui de Rabagliati… sans savoir que la réputation de Delisle était déjà bien installée avant que les premiers Paul ne viennent chambouler l’univers bédéesque québécois! De plus, peu savent que Chroniques de Jérusalem est en fait le quatrième compte-rendu de séjour que Delisle publie! L’album primé a en effet été précédé de Shenzhen, de Pyongyang, puis de Chroniques birmanes! Et comme je suis plutôt du genre séquentiel, j’ai décidé de lire ces albums dans l’ordre (sur les conseils de François Mayeux, le charmant libraire de Planète BD). Je me suis donc lancé, il y a quelques jours, dans le tout premier, Shenzhen.
À la fin des années 90, Guy Delisle travaillait pour un studio d’animation, en France. Mais le monde du dessin animé n’étant plus ce qu’il était (la mondialisation ouvrant la porte à une sous-traitance qui fait plaisir à bien des propriétaires de studio, au grand dam des animateurs occidentaux!), on demande donc à monsieur Delisle d’aller superviser l’équipe de dessinateurs chinois qui travaille sur la série animée Papyrus. C’est ce séjour dans la ville de Shenzhen, à peu près à mi-chemin entre Hong Kong et Canton, dans le sud du pays, qui sert de thème de ce premier album autobiographique de monsieur Delisle.
Installation, intégration dans son lieu de travail, exploration des alentours, découvertes et surprises à la tonne, chocs culturels, rencontres surréalistes… mais aussi solitude, incommunicabilité, aberrations politiques, tout sera prétexte à figurer dans ce premier album, qui en devient en quelque sorte un gros fourre-tout de notes de voyage et de souvenirs.
C’est toujours intéressant de voyager, même à travers les yeux d’un autre! J’ai donc bien aimé les découvertes que monsieur Delisle nous partage, surtout que la Chine se trouve très loin dans la liste de mes destinations de prédilection, et que je n’aurais probablement jamais eu accès à ces informations autrement!… Grâce à ce petit album-témoignage, j’ai ainsi pu me glisser dans la peau d’un touriste occidental, mais un touriste d’autant plus intéressant qu’il pose un regard tout à fait particulier, puisqu’il est plus que «de passage en vacances»! Delisle a vécu trois mois près de ces gens, les a côtoyés, au travail, dans ses pauses, à l’heure du lunch et en soirée… Il a tenté de socialiser avec certains d’entre eux, avec plus ou moins de succès… plus moins que plus, en fait! ;-) Mais chose certaine, cette promiscuité, même compliquée par les innombrables problèmes de communication, lui a donné accès à une foule d’aspects auxquels les simples touristes n’auront jamais droit, et c’est ça qui est intéressant pour les lecteurs curieux que nous sommes!
Delisle nous expose donc un quotidien intrigant, qui étonne souvent autant par ses incongruités que par ses points communs avec le nôtre! Il nous présente le tout sans jugement, sans morale et sans malice : à nous de nous faire notre propre opinion! Et il le fait à l’aide de son œil d’animateur de dessins animés, un œil bien plus affuté et raffiné que celui de monsieur ou madame Tout le monde, comme il l’explique lui-même, à la fin du premier tiers de son livre… Mais attention : qui dit regard perçant ne veut pas dire voyeurisme!! Bien au contraire, le bédéiste est resté d’un civisme exemplaire, sans jamais sombrer dans le sensationnalisme ou le tape-à-l’œil clinquant.
Bien sûr, ce séjour a eu lieu il y a à peu près quinze ans. La Chine a beaucoup changé depuis, plus qu’aucun autre pays : l’ouverture à une certaine forme d’économie de marché, la tenue des Jeux olympiques, tout ça a grandement chambardé le paysage politique et sociologique chinois, et un séjour similaire à celui de Delisle, aujourd’hui, serait sans doute bigrement différent!… Du moins, on le souhaite! Car au final, la vie des Chinois que Delisle rencontre ne semble pas des plus réjouissantes! Aujourd’hui, l’État reste sans doute encore omniprésent, mais peut-être que l’attitude face aux étrangers, de plus en plus nombreux, a évolué? Seul un Shenzhen prise II pourrait nous le confirmer!
À recommander aux amants des voyages et des découvertes culturelles, à partir de 16 ans.
Plus grandes forces de cette BD :
- les nombreux dessins pleine page, très charbonneux, au simple crayon mine ou au fusain… Ils ne représentent souvent que des bâtiments, généralement assez banals d’ailleurs, ou des structures électriques totalement inintéressantes… mais je suis absolument fasciné par la qualité de leur représentation! C’est complètement fou, la variété de tons que ce gars peut faire avec un simple crayon mine!!!… Je paierais tellement cher pour avoir une once de ce talent!!!
- le personnage du portier qui l’accueille toujours en anglais… mais avec un anglais des plus délirants!!! Ces nombreuses apparitions sont celles qui m’ont le plus fait rire, je crois!
- les difficultés de communication. Qu’est-ce que c’est que cette traductrice?! Comment ne pas virer fou en constatant à quel point des consignes simples n’arrivent souvent pas à se rendre jusqu’aux employés?!
- les échanges d’ordre politique ou économique qui sont perçus comme des blagues! Par exemple, quand Guy visite un studio de télé et qu’il apprend aux dirigeants qu’en Occident, les techniciens sont payés en double s’ils travaillent le dimanche… c’est l’hilarité générale auprès de ses hôtes! Cette spontanéité dans leur hilarité est désopilante… et ce n’est qu’après coup qu’on réalise que notre propre fou rire face à cette situation dénote un si gros clivage que c’en est dramatiquement triste, au fond!...
- les nombreuses dégustations culinaires de l’auteur. Chapeau à monsieur Delisle pour son audace quand il choisissait ses plats au restaurant : neuf fois sur dix, il n’avait aucune idée de ce qu’il mangeait!! Heureusement, à part une seule fois, il est toujours tombé sur des trucs succulents! Un homme chanceux ou un homme ouvert?? ;-)
- la grande tristesse qui ressort de ses visites chez des particuliers. Les quelques fois où un collègue ou un ami l’invite chez lui, on découvre à quel point les Chinois, même de la classe moyenne, n’ont rien! Une télé, un divan, des murs blancs… C’est tout!!! C’est vraiment un choc, ce dépouillement!
- le sympathique clin d’œil à Tintin, avec l’illustration pleine page reprenant celle qu’on retrouve dans l’album le Lotus bleu. C’est un classique, mais il est ici très justifié.
- la page nous montrant la première planche d’un projet que Delisle a déjà soumis sans qu’il n’y ait eu de suite. Wow! Quelle sublime utilisation de la ligne claire… et dans un contexte historique chinois en plus! Quel dommage que l’éditeur n’ait pas retenu ce projet!!
Ce qui m’a le plus agacé :
- le caractère un peu décousu de l’ensemble, genre photos de voyage… mais sans album! J’ai l’impression que ce volume aurait eu plus d’impact encore s’il avait suivi une quelconque ligne directrice : si on avait suivi l’évolution des épisodes de Papyrus de l’arrivée du Québécois à son départ, par exemple, ou l’histoire de sa relation avec une personne bien ciblée. Ici, le «papilonnage» auquel on a droit, s’il gagne en réalisme parce que très proche de la vie réelle, perd en unité, en cohésion.
- l’angle un peu trop neutre avec lequel tout nous est présenté. Manifestement, Delisle ne voulait pas donner son opinion sur ce qu’il percevait : il ne nous démontre jamais de grand étonnement, de dérision malveillante ou d’incompréhension flagrante… Il préfère rester neutre, et observateur, pour laisser toute la place à notre propre jugement. Mais pour qu’on puisse se faire une juste idée, il lui aurait souvent fallu développer davantage, nous expliquer les dessous de certaines habitudes, les pourquoi de certaines traditions… car il nous manque souvent beaucoup d’éléments d’informations pour étayer notre jugement et nous permettre de trancher (dans la mesure où le «tranchage» est possible)!!
- quelques détails incohérents. Par exemple, lors de la visite au Word Windows, Delisle nous dit que tout est reproduit en 19 fois plus petit, sauf la tour Eiffel… Pourtant, tous les bâtiments montrés (le Vatican, la Tour de Pise, les Pyramides d’Égypte…) semblent représentés selon des échelles très variées?!
- la durée du séjour de Guy là-bas : il n’y est resté que trois mois!! Quoi? De kossé?!? À lire son ennui et ses déboires, tout au long de l’album, j’avais l’impression qu’il était parti depuis un an ou deux!! J’ai non seulement été surpris d’apprendre que son séjour eut été finalement si court, mais ça m’a rendu ses lamentations désabusées assez futiles, merci!!?
- l’absence de pagination!!! Grrrr! Encore elle!! Qu’est-ce que c’aurait été plus simple et mille fois plus précis, dans le cinquième paragraphe de ma critique, de dire comme il l’explique lui-même, à la p.58 au lieu de dire comme il l’explique lui-même, à la fin du premier tiers! Je ne comprends pas ce qu’il y a de si avantageux, pour une maison d’éditions, à ne pas paginer un bouquin?!
|