Troy fois bravo!
Écrit le mercredi 24 février 2010 par PG Luneau
En BD, comme en roman d’ailleurs, j’ai toujours préféré les séries aux one-shot. Je trouve que si un auteur prend la peine de créer des personnages et un univers particulier, il gagne à l’exploiter pour la peine! C’est rarement en une seule œuvre qu’il ou elle parvient à bien rendre tout le potentiel de sa création. De même, en tant que lecteur, il me semble qu’on ressent mieux toute la richesse d’un royaume créé pour nous, d’un système planétaire insoupçonné ou des coutumes d’un peuple inconnu si on y est confronté à quelques reprises (attention : ce qui ne veut pas dire d’étirer la sauce jusqu’à ce qu’elle ne goûte plus rien, on s’entend!).
Ainsi, la Terre du Milieu, créée de toutes pièces par le grand Tolkien, est un excellent modèle pour illustrer mon propos. Non seulement cet illustre auteur britannique y a créé des royaumes, des peuples, des divinités et une cosmogonie, il y a même inventé de toute pièce huit langues, dont l’elfique, langue que ses enfants ont appris à parler couramment (à notre corps défendant, rappelons que Tolkien était un spécialiste en langues anciennes!)! Avec un univers si étoffé, l’auteur a pu non seulement écrire son chef d’œuvre, le Seigneur des Anneaux, d’une implacable efficacité, mais il y a rajouté la prémisse (Bilbo de Hobbit), la genèse (le Silmarillion, qui raconte l’histoire de la création de cet univers par ses diverses divinités) et plusieurs séries de contes et légendes (Contes et Légendes inachevés, les Aventures de Tom Bombadil…), le tout d’une cohérence à toute épreuve (Même si la traduction nous en a fait perdre de grands bouts! Je suis déjà tombé, il y a longtemps, sur un très intéressant site internet – malheureusement disparu – qui répertoriait les innombrables erreurs dans la traduction française de la trilogie : pathétique et fascinant tout à la fois!).
Il en va de même avec des écrivains plus terre à terre, qui ne font pas dans le fantastique ou la science fiction. Notre Michel Tremblay national est un très bon exemple d’auteur chez qui chaque roman fait partie d’une gigantesque tapisserie, d’un tout grandiose : tous ses personnages sont parents de près ou de loin, ou sont liés d’une quelconque façon : voisinage, collègues de travail, amitiés d’enfance, untel est le beau-frère du voisin d’en bas d’une telle… Ces simples détails renforcissent le réalisme et nous permettent, en tant que lecteurs, de croire encore plus en la fiction qui nous est contée.
Évidemment, je suis pleinement conscient que tous ne peuvent pas pousser cette astuce littéraire jusqu’à inventer des langues (comme le klingon, la langue préférée des maniaques de Star Trek!) ou de véritables recettes de cuisine (le Potage Gousse-Gousse de la Mère Crapette, ça vous dit quelque chose?!). Mais tous devraient y aspirer et, surtout, s’arranger pour que, si ajouts et enrichissements à un univers il y a au fil des tomes, ils respectent la cohérence de l’univers en question.
C’est sûr qu’à enrichir et enrichir et enrichir encore un univers, on risque deux pièges : l’auteur, seul avec sa création, peut finir par s’assécher… et ses récits peuvent devenir de plus en plus redondants ou ennuyeux s’il n’a pas les reins assez solides; ou l’auteur peut faire appel à un groupe de créateurs… mais là, il devient plus difficile de s’assurer que la cohérence est respectée. On l’a vu, dans des sagas comme Star Trek ou Star Wars, par exemple : parfois, il y a tellement d’intervenants différents que même s’ils doivent tous se référer à une bible commune, des incohérences finissent par s’accumuler. Le meilleur exemple : les derniers films de Star Wars nous présentent R2-D2 en train de voler grâce à ses petits réacteurs latéraux. Mais ces films se déroulent temporellement parlant AVANT les premiers que nous avons vus dans notre enfance!! S’il volait cinq ou dix ans plus tôt, il aurait pu à de nombreuses reprises s’envoler aussi dans le tout premier film, et sauver la vie de Luke en danger!! Mais voilà : lors de sa création, dans l’histoire qui allait devenir le chapitre quatre, ce charmant petit robot ne savait pas voler. Ce sont les scénaristes des derniers films qui ont imaginé cet «ingénieux» revirement pour en jeter plein la vue aux spectateurs… détruisant ainsi la cohérence de toute la première trilogie!! Comme dirait Guy A. Lepage avec son petit ton nasillard et baveux : «Bra-vo!!» Les exemples de ce genre pleuvent! Mais là n’est pas mon propos.
En fait, je veux en venir à vous parler de Troy, un des univers les plus riches et les mieux exploités que le neuvième art nous offre présentement. Son créateur, heureusement pour nous, est un scénariste boulimique qui garde encore le contrôle sur tous les albums se déroulant dans son univers. Son nom : Christophe Arleston.
Ce prolifique auteur savait-il, quand il a publié le premier album de la série Lanfeust de Troy, en 1994, que son nouvel héros allait ouvrir le chemin à plus de quarante albums de BD, répartis en dix séries cousines, en plus d’un jeu de rôles, d’une encyclopédie en trois tomes, d’un atlas et d’un codex?!?!... Sans parler des innombrables produits dérivés (personnellement, j’ai un très joli jeu de cartes, à l’effigie des personnages)!
Ainsi, le héros «originel» de cette flopée d’albums, c’est Lanfeust. Simple apprenti forgeron, il vit à Eckmül, principale ville de la planète Troy. Tous les humains de cette planète possèdent un pouvoir magique quelconque, certains très puissants, d’autres plus insignifiants, mais qui ne peut s’activer qu’en présence d’un Sage. Le pouvoir de Lanfeust est de faire fondre le métal d’un simple regard, pouvoir qu’il met bien sûr à profit dans l’exercice de son métier. Seulement voilà : les aléas de la vie lui feront découvrir qu’il possède plus d’un pouvoir… et qu’il peut même les posséder tous, s’il est en présence d’un morceau d’ivoire de Magohamoth (remarquez le parallèle avec Superman qui, lui, PERD tous ses pouvoirs quand il est en présence de kryptonite!!)! Notre ami, d’abord naïf et insouciant, part donc en mission avec ses alliés et apprendra à devenir un véritable héros. Étalée sur huit albums d’heroïc fantasy, cette mission forme le premier cycle de ses aventures, débordantes d’humour. Puis, la même bande de copains se retrouvera ballottée dans l’espace pour un deuxième cycle de huit albums, celui-ci mêlant heroïc fantasy et science fiction. Depuis quelques mois, un troisième cycle (prévu aussi en huit tomes) a débuté, alors que tout le groupe est de retour sur Troy.
Mais le succès remporté par la série originale a, bien sûr, donné lieu à la création de nombreuses séries dérivées (appelées spin-off dans le jargon), principalement antérieures à Lanfeust (des antépisodes, donc – joli terme proposé par l’Office de la Langue Française du Québec pour désigner ce que les anglophones appellent des prequels)!
Ainsi, si les Conquérants de Troy nous apprend peu à peu comment la planète a été peuplée, Légendes de Troy est une nouvelle collection qui présentera pour sa part différents héros ayant évolués un peu partout sur cette vaste planète (à commencer par Tykko des sables). La série la plus décevante de toutes, c’est Gnomes de Troy, qui raconte la jeunesse de Lanfeust et de ses copains, mais dans un mode humoristique cartoonesque, en gags en une page. Plus rien à voir avec le reste des séries, au même titre que Petit Spirou est une véritable tache pour l’univers de Spirou!
La série la plus prolifique, et aussi la plus drôle (mais d’un humour qui cadre avec le reste, cette fois!), c’est Trolls de Troy. Maintenant rendue à douze albums, elle raconte les aventures d’une famille de Trolls particulièrement vorace et grouillante, généralement aux prises avec l’ennemi de toujours : l’Homme! Les jeux de mots sont très drôles (le personnage principal s’appelle le Troll Hébus!), les situations sont toujours délirantes et Arleston n’hésite jamais à nous montrer leurs disgracieuses ripailles : à chaque planche, il y en a un en train de se curer les dents avec un bout de fémur… auquel le pied est encore attaché!! C’est joyeusement politiquement incorrect!
Je n’ai pas encore tout lu les quarante albums actuellement parus. J’en suis seulement à la moitié, à peu près… mais j’ai très hâte de poursuivre, d’autant plus que je suis généralement un bon public. Je ne suis pas trop porté à me plaindre, après deux ou trois bons albums, qu’une série devient «trop commerciale», comme certains critiques cyniques. Loin de moi les commentaires du genre : «les scénaristes finissent tous par trahir leur talent au profit du profit», «ils sombrent dans la recette». J’aime les longues séries, les sagas qui n’ont pas peur de prendre le temps de s’établir, amplement.
Si j’en suis venu à vouloir vous parler de ce passionnant univers, c’est que je viens de terminer la lecture d’une intéressante petite nouvelle intitulée Sortilèges culinaires. Cette plaquette, sous couverture rigide (64 pages, aux éditions Soleil, 2008) est l’œuvre du maître Arleston. Elle est agréablement illustrée par un collectif de dessinateurs de l’écurie Soleil et servait à la promotion de la maison d’éditions, genre : «Un exemplaire du Sortilèges culinaires gratuit à l’achat de trois albums scénarisés par Arleston.»
Le récit se déroule évidemment sur Troy, mais dans un royaume éloigné d’Eckmül. D’ailleurs, Lanfeust ou ses compagnons n’y figurent pas. Ici, on se retrouve dans la ville d’Amorion, sur le Delpont. On y côtoie Fanalpe, un cuisinier aux talents incommensurables qui, après avoir vu une princesse d’une inouïe beauté, perd un peu la tête et ne veut plus qu’une chose : la rendre amoureuse de lui. Aussi, il se résout à se lancer dans l’aventure afin de concocter un philtre d’amour pour la charmer.
Les épreuves qu’il devra traverser pour parvenir à trouver les ingrédients requis par la vieille recette interdite sont très agréables à suivre : vol nocturne d’un livre de recettes aux pouvoirs magiques, recherche d’ingrédients rares, intrusion dans la salle du trésor de monsieur le duc… Le pauvre diable passera par toute une gamme d’émotions fortes avant d’atteindre son but. Il devra même vivre deux sauts temporels, au risque de sa vie!
Arleston réussit à gérer avec logique et brio ces sauts dans le temps, ce qui n’est pas donné à tous. Et comme son héros est un cuisinier, les saveurs et les odeurs sont omniprésentes. Moi, j’ai bien apprécié cette petite nouvelle. Si ça avait été une BD, je lui aurais donné 4,5 / 6.
Sa thématique culinaire m’a rappelé un ami à moi, bédéiste très porté sur la popote et les recettes savamment concoctées (sa première œuvre porte même sur la fugue d’un goûteur dans un monde de cités-restaurants!). Je ne sais si vous le connaissez, mais chose certaine, je lui conseille vivement de lire ce court récit où les effluves sont aussi enlevants que les péripéties! Je vous le conseille aussi!
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