#01- TESHKAN
Scénariste(s) : François LAPIERRE
Dessinateur(s) : François LAPIERRE
Éditions : Glénat
Collection : Glénat Québec
Série : Chroniques sauvages
Année : 2010 Nb. pages : 56
Style(s) narratif(s) : Récit à suivre
Genre(s) : Western / Amérindiens / Nlle-France, Fantastique mythique
Appréciation : 4.5 / 6
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«Et c'est ainsi que Cerf est devenu le premier assassin de ce monde...»
Écrit le jeudi 05 avril 2012 par PG Luneau
François Lapierre s’est d’abord fait connaître grâce à Sagah-Nah, deux albums qu’il a réussi à faire paraître aux éditions Soleil, en 2002 et 2004… albums qui traînent encore dans ma pile à lire!! Puis, il s’est fait remarquer par les éditeurs de chez Glénat en remportant la deuxième place du premier concours Glénat-Québec, en 2009, sur le thème des Contes et légendes du Québec. C’était grâce à son court récit Gédéon et la bête du lac, dessiné par Patrick Boutin-Gagné, dont il a depuis rédigé la suite dans un très intéressant album que j’ai critiqué il y a peu : la Bête du lac.
Parallèlement, ses talents de fabuleux coloriste ont été débusqués par le grand Régis Loisel qui a fait connaître son travail en l’employant sur plusieurs de ses séries réputées, dont Magasin général, le Grand mort ou la Quête de l’Oiseau du temps – Avant la quête… J’avais d’ailleurs dénoté la splendeur des coloris dans ces deux dernières séries, sans réaliser qu’elle était due à un compatriote!
Avec Chroniques sauvages, Lapierre reprend les rênes et y va d’un projet personnel, en s’attaquant lui-même tant au scénario, qu’au dessin et à la coloration. Ce faisant, il nous entraîne à nouveau dans une Nouvelle-France teintée de mystères, où Français et Amérindiens combattent autant leurs démons intérieurs et leurs mythes respectifs qu’ils ne s’affrontent mutuellement!
La tribu algonquine du Cerf est depuis toujours assujettie à l’ostracisme, même de la part des autres Algonquins. En effet, leur animal-totem, le Cerf, a malheureusement toujours été considéré comme le paria de la forêt par ce peuple d’Amérindiens, car il aurait injustement tué Ours, mettant ainsi fin à l’Été éternel, selon un de leurs mythes fondateurs. Qui dit totem paria dit tribu maudite… et c’est pourquoi Teshkan, le fils du chef, se voit mandaté d’une mission de la plus haute importance : aller chez les Français et convaincre un missionnaire de venir évangéliser la tribu! Tous espèrent ainsi exorciser le mauvais sort qui pèse sur eux depuis des siècles et se réhabiliter aux yeux de leurs confrères des autres tribus!
Mais Teshkan est lui-même assez particulier! Depuis toujours, il n’a jamais rien fait comme tout le monde. Par exemple, au cours de son rituel d’initiation, plutôt que de croiser un loup, une perdrix, un nuage ou un ruisseau pour en faire son totem personnel, c’est le maléfique Atshen, le monstre cannibale, qui lui est tombé dessus et qui a failli le tuer!! Avec une telle prédisposition, n’est-il pas un peu utopique de croire que sa mission s’effectuera sans heurt??!
C’est tout le périple de Teshkan que l’on suit dans ce premier tome, un parcours empli d’aventures et d’altercations pas toujours cordiales. La vie dans les bois est rude… et les Blancs gagneraient fortement à faire un examen de conscience et à se regarder dans un miroir avant d’utiliser l’épithète «sauvage» pour désigner un autochtone, comme c’était coutume, à l’époque! Heureusement, Teshkan fera aussi certaines rencontres salutaires qui déboucheront sur des amitiés indéfectibles, à la vie, à la mort… surtout à la mort! Car si Teshkan dort d’un sommeil agité, hanté de fantômes et de sombres appels d’outre-tombe, il n’est peut-être pas le seul à cacher des squelettes dans son placard!... Mais le monde des rêves est si puissant…
Avec le style graphique très particulier qui lui est propre, très design, mêlant habilement courbes et profils anguleux, Lapierre nous jette au centre d’un récit qui associe étrangement amitié et tragédie dans une danse macabre qui apporte de belles réflexions sur le rôle qu’on peut ou doit jouer auprès de nos proches. Le scénario, d’une belle cohérence, sonne vrai et cru, comme la vie d’alors (et d’aujourd’hui?) et nous témoigne encore une fois du grand estime que l’auteur semble vouer à la culture amérindienne. Sur ce point, et sur plusieurs autres, son univers n’est pas sans rappeler celui que Derib a su mettre en place dans son excellente série Buddy Longway : on y reconnaît le même respect pour la nature et les autochtones d’Amérique.
Attention toutefois : malgré l’apparente gentillesse du graphisme, cette série ne s’adresse pas aux plus jeunes : la rudesse des mœurs, des combats et des propos la place plutôt dans la catégorie pour ado-adultes, à partir de 14 ans. Je l’ai toutefois adorée, et j’ai déjà hâte de voir la tournure qu’elle prendra dans les tomes à venir, suite aux éléments mis en place par l’auteur dans ses toutes dernières planches. Chose certaine : mes deux albums de Sagah-Nah viennent d’effectuer un sérieux bond vers le haut de mon incommensurable pile d’albums à lire!! Vivement que je retrouve l’imaginaire, le talent graphique et les chaleureuses couleurs de ce Lapierre!!
P.S.: Quelle synchronicité!! Pas plus tard qu'hier, le 4 avril 2011, cet album a reçu le prix Bédélys Québec, pour l'album québécois s'étant le plus démarqué au cours des douze derniers mois... et il était en compétition avec Paul au parc, ce qui n'est pas rien!! Bravo à l'auteur!
À lire aussi : la critique d’Arsenul.
Plus grandes forces de cette BD :
- la préface de Régis Loisel. Si elle est assez classique, elle n’en dépeint pas moins François Lapierre comme un «b’en bon Jack» d’agréable compagnie. Loisel semble beaucoup l’apprécier et nous le vend bien!
- la légende algonquine de la création de l’automne, la même que celle dont nous parlait Paul Roux dans son album le Passé dépassé, quatrième tome de la série Ariane et Nicolas, que j’ai critiqué il y a quelques semaines ! Le récit en est tout aussi intéressant… mais il est ici entièrement présenté sous forme de BD!
- la trame narrative, très bien construite et pleine de surprises intéressantes. Plusieurs aspects sont subtilement amenés, sans qu’on n’y porte trop attention, avant d’être dévoilé au grand jour. C’est finement planifié, bravo!
- la belle relation d’amitié entre Teshkan et Lornand. Moi qui ai toujours été particulièrement touché par les histoires d’amitié (notamment celle de Frodon et de Sam, dans le Seigneur des anneaux), j’ai vraiment beaucoup apprécié le duo que l’auteur nous présente. Ces deux hommes semblent véritablement se rejoindre et se compléter dans leurs tourments, dans leur isolement… et que dire de la finale, haletante!!
- enfin, la Nouvelle-France!! Moi qui suis passionné par cette période de notre histoire, je suis ici bellement servi!! Le réalisme de la reconstitution d’époque est très inspirant, tant par sa beauté (avec la spiritualité amérindienne, les coutumes et les rites) que par sa laideur, comme avec l’Amérindienne qui fait office d’esclave sexuelle ou la bande de cabochons qui cherche le trouble! De plus, je suis content de croiser, à travers toute cette représentation historique, un peu de mysticisme et de fantastique… car ça me rappelle beaucoup le scénario que je mijote depuis maintenant tant d’années!! Finalement, avec Radisson, la Bête du lac, puis, dans un autre registre, Laflèche, notre histoire nationale commence à avoir une représentation bédéesque digne de ce nom! Nos hivers n’auront jamais autant été dépeints que ces dernières années, en BD du moins!
- un dessin stylisé, original et différent, qui se démarque des standards et qu’on pourra reconnaître! Lapierre a une signature graphique particulière, et je l’apprécie bien. Il me semble même qu’elle serait facilement exploitable en BD jeunesse, car son graphisme et ses couleurs sauraient accrocher les plus jeunes… dans des récits un peu moins crus, évidemment!!
Ce qui m’a le plus agacé :
- les couleurs. Elles sont très bien… mais un peu plus fades que dans Sagah-Nah. Ce n’est évidemment pas la même ambiance qui était recherchée, ce récit-ci étant plus sombre et inquiétant par moment, mais j’aurais quand même apprécié un peu plus d’éclat dans les verts des scènes estivales, dans les ciels bleus ou les dorures du feu…
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