L'ENCRE DU PASSÉ
Scénariste(s) : Antoine BAUZA
Dessinateur(s) : Martin Leclerc dit MAËL
Éditions : Dupuis
Collection : Aire libre
Série : Encre du passé
Année : 2009 Nb. pages : 80
Style(s) narratif(s) : Récit complet
Genre(s) : Récit psychologique, Historique, Drame familial
Appréciation : 3.5 / 6
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Sagesse et zenitude au Pays du Soleil levant...
Écrit le samedi 17 mai 2014 par PG Luneau
«À l’ombre des cerisiers
L’homme lègue
Le savoir à l’enfant.»
Ah! Ces haïkus! Quelle subtile poésie, toute en retenue mais pourtant si riche de sens! Celui-ci n’est pas de moi! Il est tiré de l’Encre du passé, un one shot écrit par Antoine Bauza et illustré, tout en finesse, par Mael. Un album d’ambiances qui nous transporte bien loin de notre banal quotidien, c’est le moins qu’on puisse dire!
Et un album sur lequel je suis tombé totalement par hasard, bien loin de tout ce que je lis habituellement!! Disons simplement que j’ai été gentiment contraint, pendant une petite vingtaine de minutes, à faire du gardiennage d’enfants endormis, et que, parmi la dizaine de livres que j’avais à ma disposition, celui-ci était le seul à m’avoir sonné une cloche : j’en avais déjà lu de bons commentaires, sur le Net ou dans un feuillet publicitaire, probablement à sa sortie, et j’en avais retenu la trame générale. En effet, elle est très simple : c’est l’histoire d’un calligraphe vieillissant qui prend une toute jeune peintre sous son aile pour l’aider à maximiser son grand potentiel! À l’ombre des cerisiers, et un peu partout à travers ce Japon médiéval, l’homme a légué son savoir à l’enfant!... Un haïku moins innocent qu’il en avait l’air, finalement! ;^)
Évidemment, un récit sur la transmission de connaissances et d’habiletés, c’est venu chercher mon intime fibre de pédagogue… D’autant plus qu’il se situe dans un contexte artistique!! Il n’en fallait pas plus pour que j’accepte de plonger dans cet univers à cent lieues de moi et de mes lectures de prédilection!! L’Encre du passé nous entraîne vraiment dans un monde aux us et coutumes bien différentes, à une époque où on se permettait peut-être plus souvent de prendre le temps de bien faire les choses…
Vous saviez, vous, que certains marchands de l’époque acceptaient qu’un calligraphe les paye en leur offrant un de ses bouts de papier ornés d’un idéogramme?!? C’est ainsi que le scribe itinérant de cette histoire parvient à trouver ce qu’il lui faut pour survivre! Le mécénat ne date pas d’hier, semble-t-il!! Pendant ma lecture, j’ai été frappé par l’insoupçonnable puissance que pouvait exercer un tel écrivain : il parvient à mettre fin à un duel à mort simplement en traçant un de ces symboles alambiqués, tout en volutes, dans le sable!! Épatant, ces Japonais : aussi vite piqués au vif dans leur honneur, aussi vite ramenés au calme par le billet d’un simple mot! Oui, vraiment, ce récit vaut le détour… Malgré une finale d’une superbe intensité dont je n’ai absolument pas compris le sens!!! :^(
Pour ce qui est du visuel, Mael y va d’aquarelles, un médium que j’apprécie peu, en n’utilisant que des tons de bruns, de beige, de taupe et de sable... des couleurs qui manquent totalement de punch!!... Pourtant, j’ai été très impressionné par la cohérence du résultat : quoi qu’en pense mon sens de l’esthétique personnel, je ne peux que constater à quel point ces choix nous transportent des siècles dans le passé, alors que Tokyo s’appelait encore Edo et qu’elle n’était encore qu’un (très) gros village, aux dimensions humaines! Ça reste vraiment très beau, avec des planches aux montages particulièrement bien conçus.
Si vous êtes tenté par un voyage au Japon mais que le prix du billet d’avion n’entre pas dans votre budget actuel, cet album tout en nuances, en subtilités et en poésie est peut-être pour vous… Et si vous en comprenez la fin, n’hésitez pas à me faire signe : je suis bien curieux de connaître vos interprétations!!
À partir de 16 ans (en fait, l’album ne comporte absolument rien de subversif : on pourrait parfaitement le faire lire en toute tranquillité à des jeunes de 9 ou 10 ans… mais je ne crois pas qu’un enfant ou même un jeune adolescent y trouverait un quelconque intérêt, d’où ma recommandation de 16 ans).
Plus grandes forces de cette BD :
- la poésie de la couverture. L’encre renversée et la pose du calligraphe, qui se tient la tête, peuvent autant faire référence à la hantise du créateur face à d’éventuelles pannes d’inspiration qu’à un seppuku allégorique, où l’encre remplacerait le sang qui s’écoule… Intense!! ;^)
- le style visuel, tout à fait dans le ton. Mael exploite l’aquarelle avec brio, donnant du volume à ses dessins, mais de manière parfaitement diaphane, subtile, fragile… Ses choix de couleurs terreuses, fades, nous transportent à une autre époque, et j’adore les nombreux paysages qu’il nous sert, souvent dans des vignettes étirées, rappelant ces fameuses banderoles de soie blanche sur lesquelles les Japonais peignent des décors minimalistes… Malgré que ce ne soit pas un genre qui m’attire particulièrement, j’avoue avoir été touché à plusieurs reprises par toute cette beauté picturale.
- les nombreux décors étalés sur deux vignettes, avec les personnages qui semblent circuler d’une case à l’autre (par exemple, les vignettes #3 et 4 de la p.44). En plus de renchérir l’horizontalité des paysages (dont je parlais plus haut), ça insuffle une intéressante impression de mobilité aux personnages, comme si on assistait à un travelling latéral.
- le total dépaysement! Tant pour ce qui est de l’époque que du pays, avec ses coutumes, ses modes de vie… et même la réaction des gens, tout m’est apparu différent dans cette histoire… Et ça fait du bien, parfois, de se déstabiliser!! ;^)
- le rythme, totalement atypique. J’ai rarement vu une aussi belle exploitation des non-dits, qui desservent le récit tout autant que l’univers qu’on veut nous dépeindre. En effet, l’album comporte somme toute très peu de texte, à l’image des haïkus qu’on y exploite à quelques reprises et du laconisme propre à la sagesse asiatique. Un silence, un regard, une pause, une larme… et on a tout compris… Quel talent!!
- la fraîcheur de la jeune Atsuko, toute en contraste avec le caractère plus introverti de Môhitsu. Ils forment un duo efficace, qu’on prend plaisir à suivre, un duo où jeunesse peut, où vieillesse sait, mais où l’échange est possible!
- l’intéressante relation entre le maître, l’élève et la matière. Bien qu’au final, Môhitsu le calligraphe n’enseigne à la jeune Atsuko qu’un très court laps de temps avant de la reléguer à son ami peintre, on sent néanmoins une espèce de chimie intangible entre les deux artistes et ce, malgré le fait qu’ils exercent des arts différents bien que connexes.
- le passage où la jeune artiste dévoile sa toute première œuvre. Quelles belles émotions on perçoit, toutes entremêlées : fierté du travail achevé, hommage et respect envers le sujet, crainte évidente du jugement extérieur… C’est vraiment un des moments les plus forts du récit, un autre moment où on en dit beaucoup avec presque rien!
- la planche 56 de la p.58, qui nous montre d’une façon toute subtile (mais très claires!) que des années ont passées!
Ce qui m’a le plus agacé :
- la disposition des bulles dans la première case de la p.45. Tout le monde sait qu’on doit lire une case de gauche à droite, en partant du haut vers le bas… Mais quand il n’y a aucune bulle dans le coin supérieur gauche? Doit-on aller lire celle du coin supérieur droit ou plutôt descendre lire celle du coin inférieur gauche?? Personnellement, j’ai de la difficulté avec le principe de «l’œil doit parcourir une case ou une page en traçant un mouvement semblable à un grand Z majuscule»… C’est vrai en théorie, mais pas toujours! Prenons le cas où plusieurs petites cases superposées précèdent une grande case verticale située à l’extrême droite d’une planche, par-exemple : dans ces cas-là, il faut lire toutes les petites cases qui se trouvent à gauche, de haut en bas, avant de passer au grand cadre vertical. J’ai donc toujours tendance, moi, à lire tout ce qui est à gauche avant de me déplacer vers la droite… et dans les cas où les bulles sont disposées en diagonale «supérieur droit / inférieur gauche», je lis toujours l’inférieur gauche en premier… et ça fait que dans un cas comme ici, j’inverse l’ordre des répliques, rendant la compréhension boiteuse. Pourquoi ne pas s’en tenir à une séquence plus naturelle, en disposant les bulles «coin supérieur gauche / coin inférieur droit»??
- toute la deuxième partie, qui forme presque un deuxième récit. La p.58 marque une longue ellipse… et jusqu’à la fin, j’avoue n’avoir plus rien compris des propos des auteurs! Toute cette notion du doute artistique, que chaque créateur vit plus ou moins intensément, dans la solitude, sans n’en parler à personne… J’ai trouvé que ça sortait de nulle part, sans lien réel avec la première partie, et j’y ai vu bien peu d’intérêt, trop déstabilisé que j’ai été par ce changement radical de registre.
- la fin, qui me laisse tout à fait dubitatif…À un certain moment, la belle dame Akemi réalise qu’elle s’était méprise sur le type de relation qu’entretenaient Môhitsu et Atsuko, et que Môhitsu n’avait pas vraiment d’autre femme dans sa vie, finalement. Quelle mouche pique donc Atsuko à ce moment-là pour qu’elle s’en veuille au point de se faire seppuku?? Plusieurs hypothèses me sont venues en tête, toutes plus insatisfaisantes les unes que les autres! Réalise-t-elle que Môhitsu était amoureux d’elle? Très improbable : elle incarnait pour lui une fille de substitution! Qu’il aurait voulu qu’elle devienne calligraphe comme lui? Alors pourquoi l’aurait-il laissé chez son ami peintre?? Vraiment, c’est le néant total : désolé, monsieur Bauza, mais au final, vous m’avez totalement perdu!
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