LES IGNORANTS
Scénariste(s) : Étienne DAVODEAU
Dessinateur(s) : Étienne DAVODEAU
Éditions : Futuropolis
Collection : X
Série : Ignorants
Année : 2011 Nb. pages : 272
Style(s) narratif(s) : Roman graphique
Genre(s) : Documentaire, Quotidien, Hommage, Autofiction
Appréciation : 4 / 6
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Excellent millésime, mais bigrement surestimé!
Écrit le dimanche 05 janvier 2014 par PG Luneau
Sous-titré «Récit d’une initiation croisée», le livre les Ignorants se trouve à être un projet complet d’une ingénieuse originalité. Vous avez peut-être entendu parler du postulat tant l’album a été médiatisé : un bédéiste passe une année complète à suivre un vigneron à travers les différentes étapes qui rythment le travail de cet artisan. L’artiste sera donc initié au travail de la terre, à l’entretien de la vigne, à la récolte du raisin et aux étapes subséquentes de la fabrication du vin (tonnelage, fermentation, etc.)… En contrepartie, le vigneron devra obligatoirement s’intéresser au monde des BD, monde auquel il ne connaissait rien. Pour lui, ce sera donc des visites chez l’imprimeur, dans une maison d’éditions, à certains festivals… Dans les deux cas, il y aura quantités de dégustations (vinicoles et bédéesques) et de rencontres (chez d’autres vignerons et d’autres bédéistes).
Un concept fort, des commentaires dithyrambiques, de nombreux prix prestigieux… tout concordait à ce que je propose cet album à mon club de lecture, généralement peu enclin à se laisser tenter par la BD! Mais quand il est question de vin, les beaux principes de plusieurs se ramollissent un peu, c’est bien connu!! ;^)
C’est ainsi que j’ai pu partager ma lecture avec une dizaine de mes amis. Moi qui suis un fan de BD (peut-être un peu trop!) qui ne bois pas d’alcool (bien que je sois littéralement fasciné quand j’entends les œnologues analyser leurs dégustations : «Un soupçon de tilleul, de café… et de terre humide!»… Je trouve ça d’un poétique!), je voyais l’apport de mes amis comme étant un bon modérateur. Une façon de ne pas laisser mes goûts personnels biaiser mon opinion sur un album aussi réputé… et j’ai bien fait!
En effet, j’ai été assez rassuré de constater que l’opinion généralisée du groupe allait dans le même sens que la mienne… qui diverge assez de ce qui court sur le web!!
Entendons-nous : tout le monde a beaucoup aimé, et moi le premier! D’abord, et surtout, à cause de l’incroyable passion qui se dégage de ces deux hommes. Wow! C’est vraiment merveilleux de voir des êtres qui vivent, mangent et respirent ce qu’ils font! Et c’est le cas ici, tant de la part d’Étienne Davodeau, le bédéiste, que de Richard Leroy, le sympathique vigneron. On les sent très épris de leur champ d’action respectif, et le bouquin réussit merveilleusement bien à nous le faire sentir. Ils y sont investis corps et âme, avec un respect indéniable pour les traditions mais aussi un regard, une vision de leur idéal qui les pousse à exiger rien de moins que la perfection à toutes les étapes de leur création!
De plus, on les sent très conscients des méthodes divergentes, qu’ils parviennent à critiquer de manière généralement respectueuse. Car il en va du vin comme de la BD : il en faut pour tous les goûts, toutes les bourses et tous les âges… (enfin… pour les BD, du moins, le vin n’étant peut-être pas encore à conseiller aux plus jeunes! ;^)
Et ce n’est là qu’un des très nombreux points communs que cet album réussit à établir entre ces deux domaines et ces deux hommes! Je me suis vraiment plu à chercher ces parallèles et ces similitudes, comme Davodeau qui prend un soin minutieux à choisir son papier là où Leroy choisit méticuleusement son fabriquant de barriques! J’ai été interpelé, par exemple, par l’importance de l’humanisation pour nos deux «héros» : Leroy privilégie le travail manuel, et désire rien de moins que de grossir sa production! Davodeau, pour sa part, fait l’éloge de ses éditeurs, Futuropolis, qui ont une approche très personnalisée, une humanité qu’une petite maison d’éditions peut se permettre… mais qui semble s’être perdue dans les grosses boîtes plus commerciales!
Puis il y a le constat final, quand les deux protagonistes réalisent que les goûts pour les vins, comme pour les BD (ou même les fromages, ma foi!!), s’affinent avec le temps, les expérimentations, les découvertes et… les discussions! Les vins très corsés plaisent rarement aux débutants, comme les BD plus personnelles ou expérimentales effraient les néophytes. Bref, tous ces échos BD vs vin m’ont particulièrement intéressé.
Autre aspect que j’ai beaucoup apprécié, c’est le côté informatif de l’album : on y apprend plein de trucs intéressants! Vous saviez, vous, que la vigne faisait partie de la famille des lianes?! Ou que les bédéistes pouvaient aller certifier les couleurs, directement chez l’imprimeur, avant que l’impression en série ne soit lancée?! Et vous connaissez le nom donné à ces petites branches qui attachent les raisins entre eux?? Je le sais, moi, maintenant!! Cet aspect documentaire, l’essence même du projet, a donc éveillé mes neurones (et ceux de mes comparses du cercle littéraire!)… mais il m’a grandement laissé sur ma faim (ou ma soif?! ;^). C’est là le gros bémol qui me laisse ahuri devant toutes les notes parfaites que cet album s’est méritées un peu partout!
Oui, on y apprend des trucs… mais beaucoup moins que je m’y attendais! Combien de fois j’ai été frustré de ne pas comprendre parfaitement telle étape, exposée trop rapidement!!? Combien de fois j’ai souhaité voir la machine, le geste, la méthode, avec plus de précision? Pour la fabrication des tonneaux, par exemple, Davodeau nous donne à voir les mêmes images traditionnelles que toutes les encyclopédies nous offrent : un gars qui martoche sur des planches et des arceaux. Moi, je veux savoir comment les planches sont taillées, à la base (est-ce que les tranches, sur les côtés, sont biseautées, pour d’ajuster parfaitement?) et comment il les fait tenir au premier arceau!?! Ou quand le bédéiste nous parle de l’énorme machine qui fixe les couvertures à ses albums, à la p.19, pourquoi opte-t-il pour un plan qui nous montre le tout d’un angle si étrange qu’on n’y distingue rien à rien?? Et la fameuse bouse de la p.76, comment peut-elle passer un hiver dans une corne? Leroy a évidé une corne de vache pour l’y mettre?? Des éléments techniques de ce genre, laissés dans un flou un peu déplaisant, il y en a malheureusement beaucoup, et c’est bien dommage!
Donc, aussi intéressant que soit cet aspect informatif, j’ai été déçu des nombreux petits vides laissés… et c’est pourquoi je donne à l’ensemble la note fort respectable de 4 / 6… note qui correspond à quelques décimales près à la note moyenne reçue au cercle (7,18 / 10 – curieusement, c’est une des premières fois où tant de membres donnent exactement la même note, soit neuf 7 / 10 et deux 8 / 10!!)… Ce qui est presque 4 points de moins que le 18,06 / 20 compilé par mon ami Yaneck, qui se base sur plus d’une de douzaine de blogues variés!!
À mon sens, et à celui de mes amis, on est en présence d’un très bon livre, intéressant et original… mais qui n’offre rien de transcendant ou de mémorable. Personne n’a été particulièrement ému ou touché, et même les dessins de Davodeau, tout subtils et soignés qu’ils soient, ne nous ont pas impressionnés outre mesure.
Donc, messieurs dames qui avez adoré, à vous de vous expliquer!! Pour ma part, les Ignorants est un bon titre, mais bigrement surévalué. Il a, bien sûr, le mérite d’être très accessible (dès 10 ou 11 ans, même, pour autant que le sujet intéresse les lecteurs!) et de rejoindre des gens que le neuvième art n’attire pas… mais pas de là à lui accorder la note presque parfaite que tant lui ont donnée!
À lire pour peut-être mieux comprendre l’ardeur suscitée sur la Toile : les critiques de mes amis blogueurs Yaneck et Kikine.
Plus grandes forces de cette BD :
- la personnalité franche et entière du vigneron. Richard Leroy a vraiment l’air d’un bon diable, sensible mais très capable d’exprimer franchement ses désaccords… même en présence d’un auteur, comme il le fait quand il avoue à Marc-Antoine Mathieu qu’il a de la difficulté avec ses dessins. Quel bonheur de le voir lever le nez sur une carte des vins (p.208) ou mettre Moëbius au plancher (p.219)! Jouissif! Idem quand il critique benoitement les projets de l’OUBAPO qu’il juge trop intellectuels! En somme, c’est l’application du principe expliqué à la p.141 : Ne pas être connaisseur nous donne une grande liberté, même celle de jeter un prétendu grand cru dans l’évier!! En somme, toute la sympathie qu’on peut concevoir à l’égard de cet album, c’est à ce Leroy qu’on le doit, le personnage de Davodeau demeurant pas mal plus neutre, presque fade!
- les plans généraux et d’ensemble, qui montrent les sublimes paysages. Les plantations de vignes qui filent jusqu’à l’horizon, entourées de collines verdoyantes et surplombées d’un ciel radieux… On a beau dire, ça fait rêver!
- les autoportraits! J’ai bien aimé que Davodeau se dessine… avec calepin et crayon, en train de croquer les installations et tout ce qui les entoure! Ça ajoute encore plus de réalisme à ce docu-reportage. On s’y croirait!
- les quelques petites pointes d’humour qui parsèment le récit. Elles ne sont pas très nombreuses (d’où peut-être leur intérêt!) et ont le mérite de ne pas voler la vedette aux propos. C’est parfait!
- plusieurs perles de phrases, qui m’ont lancé sur de belles réflexions. Des exemples? Le concept de l’importance de «la proximité physique et donc mentale du vigneron avec son travail» (p.102), ou des phrases comme : «Le vin, (…) c’est un point de rencontre, un lien entre les gens.» (p.111), «Le plaisir du dessin, c’est toujours difficile à expliquer aux non-dessinateurs.» (p.43), «Un truc qui compte : sentir la loyauté et le plaisir qu’a pris le gars qui a fait le vin… ou le bouquin.» (p.48).
- l’accès à l’intimité de certains bédéistes! Pour un passionné comme moi, c’est vraiment jouissif d’entrer chez Gibrat, de souper avec lui et de l’entendre parler de sa relation avec son lit, par exemple! ;^) À ce propos, ça rappelle les méthodes de travail de Cauvin, non?! ;^)
- l’amusante contribution de Lewis Trondheim! Non seulement a-t-il signé une planche (p.56), mais il y explique en plus l’origine de ses personnages animaliers à bec d’aigle! Délectable!
- le passage des petits défis, à la p.148. Vous savez, quand Davodeau trouve impossible de pouvoir reconnaître et mémoriser les différentes saveurs de vin, mais peine à comprendre que son comparse n’arrive pas à mémoriser les titres et les noms des auteurs des albums qu’il lui fait lire!! Chacun trouve de la facilité dans son domaine d’expertise, finalement! Comme disait si bien Einstein : «Tout est relatif!» ;^)
- les intérêts soulevés. Notamment, la rencontre avec les deux ex-médecins sans-frontière devenus vignerons (!!?!) m’a vraiment donné envie de lire le triptyque le Photographe, où Guibert, un autre bédéiste, les avait suivis en Afghanistan.
- toutes les notes finales, mais principalement la page BU/LU, qui liste tous les vins que Davodau a dû goûter et tous les albums sur lesquels Richard a dû se pencher. Ces listes deviennent d’indispensables aide-mémoire : je viens même de découvrir qu’un blogue en a fait la base d’un challenge de lecture et de dégustation! J’ai aussi beaucoup aimé le petit clin d’œil de Leroy, à la toute fin, alors qu’il «s’auto-dessine» en compagnie d’Étienne, le stagiaire-apprenti qui l’a assisté pendant toute une année. Pour un vigneron, il a de bons talents en dessin, quand même! Beaucoup de potentiel! ;^)
Ce qui m’a le plus agacé :
- l’absence de couleurs. Autant le noir, blanc et gris ne m’a aucunement incommodé, autant j’aurais aimé que les beaux panoramas de vignes à perte de vue (comme à la p.133, par exemple), soient colorés. Les cieux, les collines, les nuages et les vignes… Ça les aurait magnifiés, non??
- la police de caractère. À quelques reprises, j’ai eu du mal à lire les propos de monsieur Davodeau… Et ce commentaire a été soulevé par plusieurs des membres de mon cercle, comme quoi il n’est pas dû qu’à une lubie personnelle… ou des lunettes mal ajustées!! ;^)
- la biodynamie. J’ai été sidéré d’apprendre que cette espèce d’homéopathie agricole non seulement existait, mais encore qu’elle datait de si longtemps (1924!)… et qu’elle comptait encore tant d’adeptes!! C’est, clairement, la seule ombre au tableau du si coloré monsieur Leroy, le seul élément de sa philosophie qui me fait sourciller… C’est amusant de voir la façon dont Davodeau laisse transparaître, subtilement, mais toujours avec respect, son propre scepticisme à l’égard de cette pratique.
- l’abondance des noms lancés avec peu de référents. Pour moi, ça allait, mais mes amis néophytes en BD ont trouvé que beaucoup d’auteurs étaient nommés sans qu’on précise qui ils sont, sur quelles séries ils avaient travaillé ou à quoi ressemblait leur style. Plusieurs auraient aimé voir les couvertures de leurs albums, par exemple, question de pouvoir se faire une opinion par eux-mêmes, à l’instar de Richard!
- l’inaccessibilité du vin de monsieur Leroy!! ;^) Même si je n’aime pas particulièrement ce breuvage, j’aurai aimé goûter au moins une fois à ce produit dont on suit l’évolution sur toute une année, et en servir lors de mon cercle littéraire!... Mais on ne trouve aucun Montbenault dans les succursales de notre Société des Alcools du Québec! Snif!
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