#01- LE FOND DU TROU
Scénariste(s) : Jean-Paul EID
Dessinateur(s) : Jean-Paul EID
Éditions : la Pastèque
Collection : X
Série : Jérôme Bigras
Année : 2011 Nb. pages : 46
Style(s) narratif(s) : Récit complet
Genre(s) : Aventure fantaisiste, Humour mordant, Humour morbide, Humour parodique
Appréciation : 4.5 / 6
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l'Absurde est dans le trou
Écrit le samedi 28 avril 2012 par PG Luneau
Un livre avec un trou, on a tous déjà vu ça. Chaque génération d’enfants a eu le sien! À chaque cinq ou six ans, un bel album cartonné apparaît sur les rayons des libraires avec, en plein centre de sa couverture, un trou qui s’immisce plus ou moins profondément au cœur de l’album, et duquel sortent des petites souris, des vers de terre, de mignons petits hérissons ou d’autres bestioles champêtres qui charment tour à tour les petits enfants…
Mais une BD transpercée de part en part d’un trou de trois centimètres de diamètre, ça, j’avoue que c’est à n’en point douter une première!! Et quel travail scénaristique ce dut être pour monsieur Jean-Paul Eid, le brillant et fort talentueux bédéiste québécois qui a réussi cet exploit! Il en a fallu, de la cogitation, pour utiliser cet élément particulier à chaque planche, toujours au même emplacement!! Déjà, en 2006, je me rappelle avoir entendu monsieur Eid qui, dans le cadre de l’excellente émission BD Cités, affirmait qu’il planchait sur ce projet et expliquait à Tristan Demers, l’animateur, l’ampleur du défi : il s’arrachait les cheveux afin de dénicher des manières pertinentes et originales de traiter ou d’interpréter ce trou, sans tomber dans les trucs répétitifs. C’est donc qu’il y a mis plus de… cinq années!? Heureusement, l’absurde dans lequel l’auteur plonge son personnage a fini par venir à bout de ces contraintes scénaristiques! Voyez plutôt :
Jérôme Bigras (personnage fétiche de monsieur Eid, qui vivait déjà de courts récits dans les pages des magazines Titanic et Croc) est un banlieusard de Bungalopolis, bourru et indécrottable, qui n’est heureux que si son gazon est fraîchement tondu et que Rex, sa tondeuse apprivoisée (!?!), ronronne à ses pieds pendant qu’il écoute la télé, bien confortablement installé dans son salon.
C’est justement dans cette posture qu’on le retrouve quand, soudainement, l’écran de son téléviseur vole en éclats et qu’un olibrius costumé en superhéros casqué atterri à ses pieds! Sans le vouloir, cet événement des plus étranges sera le début de déboires complexes et surréalistes au cours desquels Jérôme et Rex parcourront les méandres de l’absurde, passant par le bureau des objets troués et la luxuriante Magazonie, afin de remettre la main sur ce mystérieux Bricolo, alias le Boss des Bécosses. En plus des attaques de scie sauteuse à dents de sabre ou celles des sauvages aborigènes du mythique rayon de la plomberie, Jérôme et son acolyte devront subir les insultes du pdg du consortium qui les publie et une aliénante rencontre avec un personnage de manga! Si cette histoire sens dessus dessous semble n’avoir ni début ni fin, elle est surtout sans queue ni tête… et le délire qu’elle procure est jouissif à tout point de vue!
Bref, avis à tous les amateurs d’humour absurde qui frappe juste : cet album est pour vous!! D’ailleurs, il semble être pour bien du monde, puisqu’on en parle abondamment ces jours-ci!! En effet, tout le travail que monsieur Eid a effectué pendant toutes ces années de gestation et d’exécution trouve enfin sa consécration : cet album-tour de force vient de se mériter, coup sur coup, une mention spéciale aux Bédélys de Montréal ainsi que le Grand Prix «Bédéis causa» de la Ville de Québec, décerné au meilleur album québécois édité chez nous au cours de la dernière année! De superbes distinctions, amplement méritées!
En prime, je vous laisse l’adresse du blog professionnel de ce grand artiste :
http://jeanpauleid.blogspot.ca/
Plus grandes forces de cette BD :
- le trou, bien évidemment! On a beau être des adultes, ces livres spéciaux, avec des trous, des coins ronds, des bouchées en moins (les Crannibales), des images mobiles (comme Mon pépé est un fantôme) ou autres particularités du même genre nous fascinent tout autant que lorsqu’on était bébé et que nos parents nous mettaient entre les mains un livre avec du duvet ou des paillettes sur la couverture!! Surtout que celui-ci est exploité à son plein potentiel dans le récit!
- le dessin. Monsieur Eid maîtrise très bien la ligne claire et est passé maître dans l’art de créer des tronches vraiment très drôles à ses personnages, souvent pathétiques de suffisance, d’imbécilité ou de misérabilisme. On n’a qu’à penser à son défenseur ultra-catho de la BD traditionnelle! Quel horrible faciès!!
- l’ingéniosité avec laquelle le scénario utilise le trou, de mille et une façons, toutes plus originales les unes que les autres. Il aurait été facile de l’utiliser souvent dans un but purement esthétique, ou comme un passage… mais monsieur Eid y est allé de beaucoup de diversité. C’est tout un tour de force!
- l’absurde, tout du long du récit. Ce soldat qui reçoit un obus (qui lui arrache tout l’intérieur de la cage thoracique!!) mais qui continue de parler et de se déplacer, alors qu’on ne lui voit plus que les bouts de côtes, de chaque côté du corps, est vraiment très drôle, malgré le caractère dégoûtant de la situation. De même, le simple fait que Jérôme possède une tondeuse à gazon parlante, qui lui fait office d’animal de compagnie, ça donne déjà le ton!
- certains clins d’œil à peine déguisés. Comment ne pas remarquer que le pdg de Convergex média ressemble comme deux gouttes d’eau à feu monsieur Péladeau (père), cet ex-magnat des communications québécoises!
- l’humour acidulé. Outre la convergence médiatique et l’absurdité des films de guerre, Eid en profite pour écorcher au passage la psychanalyse (qu’il met en parallèle avec la mécanique), le formalisme en BD (par l’entremise de son horrible boy-scout hergéen d’extrême-droite), les banlieues et leurs gigantesques centres commerciaux, la patine des super-héros (en nous en présentant de ridicules… mais fort plaisants!)… et bien d’autres choses encore!
- un habile caméo de Julius Corentin, le personnage de Marc-Antoine Mathieu. Je trouve ça brillamment audacieux, de la part d’Eid, d’avoir osé demander à ce grand artiste français la permission d’emprunter son personnage, le temps d’une courte apparition. En même temps, c’est tout à fait concept, puisque le Fond du trou se joue des conventions bédéesques au même titre que tous les titres de la série Julius Corentin Acquefacques.
- les pages 32 et 33. Quelle ingéniosité que ces planches avec le shaman-qui-marche-à-reculons! J’avais bien compris, d’instinct, que les répliques de ce dernier devaient se lire à rebours, puisqu’il est un personnage de manga… mais je n’avais pas saisi, avant l’explication de la p.34, que toutes les vignettes pouvaient se lire dans le sens japonais! Quel plaisir jouissif que de venir relire ces planches, dans le sens inverse, et d’y redécouvrir une toute nouvelle «logique» (une logique de l’absurde, on s’entend!), aussi implacable que la première!! Et je défie quiconque de ne pas avoir le réflexe de les relire à l’envers : c’est si génial qu’on ne peut réprimer notre envie de vouloir bien en comprendre toutes les subtilités en les relisant dans «l’autre» sens!
- un bel hommage à Tintin, tout au long de l’album. Déjà, avec les phylactères de la p.15, on sentait l’esprit d’Hergé qui planait sur tout ça, Mais avec la scène de la corde suspendue au-dessus de la chute puis celle de l’entrée au temple, à la p.40, l’hommage au Temple du soleil est encore plus évident!
Ce qui m’a le plus agacé :
- une erreur de pagination dans les retours en arrière. À la quantité de renvois qu’il y a dans cet album, tant vers l’avant que vers l’arrière, une telle erreur était presque inévitable. Ainsi, à la p.18, les soldats de la brigade spéciale affirment vouloir se rendre à la p.6 (ce qui est normal, puisque c’est là qu’ils font leur première apparition)… mais demandent au garçon d’ascenseur de les conduire à la p.8, où ils n’auront plus rien à faire! Je crois donc que c’est deux fois le nombre 6 qu’on aurait dû lire dans les répliques de la p.18.
- le rendu visuel de Celui-qui-marche-à-reculons, ce personnage de manga aux allures de Petit Prince. Compte-tenu de la magie que crée sa rencontre («bidirectionnelle»!!) avec le héros, j’aurais aimé qu’il soit plus distinctement associable aux mangas. Eid aurait pu travailler beaucoup plus ses croquis préparatoires et atteindre un résultat plus typiquement «mangaïen». Ici, il n’a fait qu’un personnage à peine un peu plus cartoonesque à qui il a mis de grands yeux… mais de grands yeux de biche qui ont peu à voir avec ceux qu’on retrouve dans 90% des mangas. Ça aurait facilement pu être plus probant.
- la finale… ou son absence! Car puisque la fin nous ramène au début, on peut reprendre notre lecture dans une autre perspective… mais cette relecture s’arrêtera à la p.5!! En effet, on ne saura jamais ce qu’il advient de ce superhéros casqué après son départ par le trou de la télé, à la p.5!! On a donc faussement l’impression d’une histoire sans fin… Mais, bien sûr, quand on est dans un univers où l’absurde est aussi présent, le principe de début-milieu-fin est on ne peut plus secondaire! L’intérêt n’est pas là…
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