SEULE À LA RÉCRÉ
Scénariste(s) : ANA , Jean-Christophe Grenon dit BLOZ
Dessinateur(s) : Jean-Christophe Grenon dit BLOZ
Éditions : Bamboo
Collection : X
Série : Seule à la récré
Année : 2017 Nb. pages : 48
Style(s) narratif(s) : Gags en une planche
Genre(s) : Quotidien, Récit psychologique, Humour social, Humour tendre
Appréciation : 5 / 6
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Intimidation 101
Écrit le vendredi 22 mai 2020 par PG Luneau
S'il est UN sujet dont on entend parler chaque fois qu'on parle d'éducation, depuis une bonne dizaine d'années, c'est bien l'INTIMIDATION. Le terme revient, chaque semaine, dans les journaux, les reportages-télé, sur le Net... et dans chaque école! Étant donné qu'il s'agit là de mon milieu de travail, en tant qu'enseignant, il est bien évident que je me sente particulièrement interpelé par le sujet!
Entendons-nous, le phénomène n'est pas nouveau... et j'en sais quelque chose! De tous temps, il y a eu des jeunes qui se sont acharnés sur certains autres, que ce soit physiquement ou psychologiquement. N'ayant jamais été très athlétique, ni doué pour aucun sport, on m'a longtemps mis de côté, lorsque venait le temps de faire des équipes, et on ne s'est pas gêné pour me traiter, quotidiennement, de tapette, de moumoune, de fif ou d'autres épithètes tout aussi peu glorieuses. Je m'en suis sorti, et très bien, à part ça!! ;^) Mais ça m'a marqué beaucoup plus profondément que je ne l'aurais cru... Je m'en rends compte en l'écrivant : je n'ai pas à creuser bien loin pour retrouver, dans mes tripes, les sentiments de mal-être, de honte, de rage, d'incompréhension que je ressentais alors... même 40 ans après... C'est complètement fou...
C'est dire à quel point il est important d'en parler encore et, surtout, d'agir! Sensibilisation, prévention, éducation, intervention... même si on peut parfois avoir l'impression (moi le premier!) que les projecteurs sont TROP dirigés vers ce phénomène! C'est sûr que le terme est souvent galvaudé par ceux qui mélangent encore les choses : une maman d'élève est déjà venue se plaindre que son enfant se faisait INTIMIDER par une autre, qui n'arrêtait pas de le poursuivre dans la cour d'école pour exiger qu'il joue avec elle! N'est pas intimidation toute chicane entre amis ou caprice enfantin!... Mais toutes ces situations peuvent MENER à de l'intimidation, d'où l'importance d'intervenir quand même, bien évidemment!
En BD, le sujet du harcèlement scolaire n'a pas très souvent été abordé, et certainement pas de façon aussi complète, efficace et abordable que dans ce petit one shot du duo père / fille Bloz & Ana : Seule à la récré. Non seulement cet album nous présente-t-il une jeune fille attachante devenue la proie, littéralement, d'une autre élève particulièrement méchante, mais il nous montre ensuite toute l'évolution du problème... puis, finalement, celui de la solution! Tout le processus est abordé, avec un petit soupçon d'humour... tout petit... vraiment tout petit...
En effet, ce bouquin se présente comme une série de gags en une planche... mais l'aspect humoristique reste plutôt épisodique! En effet, j'ai bien peu ri, ni même souri en lisant ces gags... mais c'est parfait comme ça!! Le sujet, après tout, ne s'en veut pas un qui pousse à rire! Disons plutôt que les auteurs ont voulu lui insuffler une certaine légèreté, et ça, ils y parviennent avec brio!
Dans les faits, chaque planche nous présente une petite tranche de vie où l'on voit se construire, peu à peu la toile d'humiliation et de découragement dans laquelle la pauvre Emma se trouvera empêtrée... Si quelques-uns de ces moments sont plus amusants, c'est presque accidentel! En fait, plusieurs sont touchants, et certains autres, carrément bouleversants, de par leur caractère tragique!
L'ensemble nous touche d'autant plus au cœur qu'on sait d'emblée, en lisant le mot des auteurs, en début d'album, qu'ils sont eux-mêmes passés par là, qu'Ana a elle-même vécu toutes ces étapes, mais en pire! :^( Qu'ils aient choisi d'en faire un outil de sensibilisation et d'éducation, c'est vraiment tout à leur honneur! En tant que lecteurs, nous ne pouvons que leur en être reconnaissants!
Seule à la récré, un album qui se mériterait 4/6, mais auquel j'ajoute + 1 pour l'importance de son thème, la pertinence de son approche et l'efficacité de son traitement. À partir de 8 ans...
Mes bémols :
- l'aveuglement volontaire de certains responsables d'institution. L'album nous présente une directrice d'école qui affirme, d'un ton hautain, que l'intimidation n'a pas cours, dans son établissement... Ce gag m'a troublé, il m'a dérangé profondément, m'a choqué... Quelle gourde! Qu'un enseignant nie que tel enfant intimide tel autre parce qu'il n'a jamais été témoin ou n'en a jamais eu vent, c'est probablement assez fréquent. Qu'il nie volontairement par peur des complications, par insouciance ou même par méchanceté, ce serait horrible, mais je crois que c'est possible... Mais qu'un dirigeant d'établissement affirme quelque chose d'aussi radical, c'est juste absurde! Pourquoi? Pour ne pas entacher la réputation de son établissement? Je le concevrai plus, à la limite, dans un collège privé. Mais là, j'avoue être encore sous le choc!
- un gag que je ne comprends pas: celui de la p.32. Si quelqu'un avait la gentillesse de m'expliquer le raisonnement de l'enseignante qui, dans le phylactère de la 7e vignette, dit qu'elle a quelques kilos en trop, qu'elle devrait faire un régime et que c'est la raison pour laquelle elle ne sort pas à la récré??J'apprécierais! :^S
- petit oubli graphique! Dans le gag de la p.35... tous les pupitres sont vides, d'un vide immaculé!!! ;^) Même celui d'Emma! Où prennent-ils leur matériel, les élèves, quand on leur demande de travailler?? Je crois que Bloz l'a échappée, celle-là. ;^)
- l'absence d'intervention ou de suivi auprès de la coupable. Comme je l'expliquais plus haut, l'album trace un excellent portrait de TOUT le processus: l'intimidation, mais aussi les interventions auprès de la victime, les gestes à poser, les changements à instaurer... sauf pour tout ce qui touche cette peste de Clarisse! On voit bien que la directrice et l'enseignante sont peu enclines à confronter les parents de la garce sur la question, ce qui est bien compréhensible, mais encore faut-il qu'elles le fassent! De plus, la bitch en question a AUSSI besoin d'aide: si elle est comme elle est, il y a des raisons, et il serait impératif de TROUVER ces raisons, et de travailler à les désamorcer, question de s'éviter de futurs problèmes... et d'aider cette harceleuse qui, on le sait, est très certainement profondément malheureuse, pour être aussi détestable. C'est, à mon sens, LA principale facette oubliée de l'album.
Les plus grandes forces de cette BD :
- le charme des dessins. Rappelant un peu les traits de Pierre Tranchand, dit Pica, que j'aime beaucoup (Marine, fille de pirate; les Profs; Croco et Fastefoude; l'École Abracadabra...), ceux de Bloz sont ronds et souples à souhait. Ils apportent une belle dose de légèreté à l'album, qui le mérite bien, compte tenu du sérieux du sujet. Toute lourdeur est évitée... et les couleurs, douces mais assez franches, contribuent, elles aussi, à alléger la sauce et rendre l'ensemble tout à fait sympathique!
- l'importance du thème. J'en ai beaucoup parlé plus haut, mais je récidive: il était temps que le 9e art montre, de façon suffisamment ludique pour attirer tout le monde, ce à quoi ressemble l'intimidation de l'intérieur! Oui, on demande aux élèves d'essayer de faire preuve d'empathie, d'imaginer comment l'autre peut se sentir et de se mettre à sa place, lors de nos ateliers sur le sujet... Mais le fait de le montrer, sous forme de petits récits, permet bien plus aux lecteurs de 8, 10 ou 12 ans de s'attacher à Emma et de MIEUX ressentir cette empathie tant recherchée! De plus, j'ai bien aimé que les auteurs aient eu le courage d'aller quand même assez loin. Ils ont choisi d'éviter le sous-thème de la cyber-intimidation (une décision justifiée, puisque cette forme de violence est plutôt l'apanage des ados un petit peu plus âgés, rendus au secondaire), mais ne se sont pas contentés de moqueries et de manipulations psychologiques: les vignettes où l'on voit le petit clan des harceleuses gifler Emma, lui cracher dessus ou lui donner des coups de pieds (au point de laisser des bleus!) sont troublantes, choquantes même, mais très réalistes! Elles nous forcent à nous ouvrir les yeux sur les dérives possibles du phénomène... À ce propos, les traitements que Clarisse fait subir à Emma sont si méchants que lorsqu'elle la menace de ne pas en parler parce que «...son existence deviendrait un enfer», je n'ai pas pu m'empêcher de penser qu'elle pourrait difficilement l'être plus! Heureusement, Emma se décide (enfin!) à briser le silence dès la p.15, ce qui laisse plein de temps aux auteurs pour démontrer à quel point l'Après n'est pas si évident que ça non plus! C'est vraiment finement mené! Bravo, Ana & Bloz!
- le caractère vraiment méprisable de la Clarisse! Ce n'est pas qu'une peste ou une caïde: c'est carrément une future criminelle en puissance, voire une quasi-psychopathe! Elle va même jusqu'à faire chanter son enseignante, la bougresse!:^0 J'aime beaucoup qu'on ait pensé à mettre un gag qui nous la présente avec ses parents, question de nous pister minimalement sur l'origine de ses comportements... Même son nom est détestable: Clarisse POUX!! ;^D
- le fait d'avoir plus que la simple intimidation, d'avoir présenté (presque!) toutes les étapes du processus, incluant des pistes de solutions pour que la victime puisse reprendre le contrôle. J'en ai abondamment parlé plus haut...
- l'excellent dossier théorique de six pages qui complète l'album. On nous y explique très bien les caractéristiques spécifiques du harcèlement, les différentes facettes qu'il peut prendre, le jeu de pouvoir qui existe entre le harceleur, sa victime... et les témoins, qu'on oublie souvent mais qui ont un rôle si important à jouer: celui de passer de témoin passif à témoin agissant! Suivent des guides pour savoir comment réagir (et une importante liste de ressources, mais françaises, malheureusement: elles nous seront donc de bien peu d'utilité à nous, au Québec, mais quand même)... On y parle aussi, brièvement, de cette cyber-intimidation qu'on a décidé de ne pas inclure dans la BD, et des lois françaises qui prédominent en la matière. Saviez-vous qu'en France, un ado de 13 ans peut faire 6 mois de prison et payer une amende de 7500 euros (plus de 11000$ !?) s'il est jugé coupable d'intimidation!!?? :^o J'aurais tendance à dire: tant pis pour lui !!
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