CE N'EST PAS TOI QUE J'ATTENDAIS
Scénariste(s) : Fabien TOULMÉ
Dessinateur(s) : Fabien TOULMÉ
Éditions : Delcourt
Collection : X
Série : Ce n'est pas toi que j'attendais
Année : 2014 Nb. pages : 256
Style(s) narratif(s) : Récit complet (Roman graphique)
Genre(s) : Autofiction, Récit psychologique, Quotidien
Appréciation : 5 / 6
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Ou le difficile deuil d'une normalité
Écrit le lundi 20 mai 2019 par PG Luneau
Quel est votre rapport à la trisomie? Y avez-vous déjà été confrontés? Y a-t-il un trisomique dans votre entourage? Vous sentez-vous à l'aise en présence de gens qui sont atteints de ce syndrome?
Quand j'étais jeune, ces mongols (car c'est ainsi qu'on les appelait, le terme trisomique étant un peu trop technique pour le milieu dans lequel j'ai grandi) n'avaient pas de vie publique. Ils étaient isolés dans leur famille, ne venaient pas à l'école... et l'appellation qui servait à les désigner était employée en tant que taquinerie («Ah ben vous autres, mes petits mongols à batterie!!» nous disait mon oncle) ou carrément d'insulte («Maudit mongol!!»)!
Puis, peu à peu, les mentalités ont évolué. D'abord, le syndrome s'est «démocratisé» : on en a tous un peu entendu parler, la bonne terminologie s'est imposée (syndrome de Down, trisomie 21, etc.) et on en a su plus sur le phénomène : c'est la présence d'un 3e bâtonnet accompagnant la 21e paire de chromosomes de chacune des cellules de ces personnes qui engendre des particularités physiques et des limitations mentales. Puis, on a commencé à voir de ces jeunes se mêler aux autres.
Personnellement, j'ai été sensibilisé au phénomène via Milène, la sœur de Marc, mon meilleur ami du secondaire. Chaque fois que j'allais chez lui, Milène, qui était atteinte de ce syndrome, venait me tourner autour en me disant combien elle me trouvait beau!! C'était excellent pour mon égo! ;^) J'ai appris à l'apprécier et j'ai pu constater combien ces gens peuvent être agréables et enrichissants, contrairement à ce que mes croyances d'enfance pouvaient me laisser croire!
À la lecture de cet album, j'ai bien l'impression que les choses ont évolué pas mal au même rythme en France qu'ici. Fabien Toulmé nous témoigne en effet du trouble qu'il a ressenti, la première fois qu'il a croisé un trisomique, alors qu'il était préadolescent, et de la forte impression qu'il en a gardée. Puis, on le retrouve, quelques années plus tard, adulte et père d'une charmante fillette. Mais sa conjointe est encore enceinte et la venue de cette deuxième enfant (car ce sera une fille) fait naître en lui des intuitions troublantes : «Et si elle était atteinte du syndrome de Down?». Bien évidemment, ses préoccupations toucheront tous les parents du monde, qui ont tous dû, à un moment ou à un autre, vivre des questionnements du genre.
Mais à la lecture du titre, vous comprendrez que les statistiques n'étaient pas du côté du bédéiste, cette fois, et que la belle Julia est, effectivement, atteinte de trisomie! Par une série de malencontreux hasards, aucun des moyens modernes permettant de déterminer à l'avance si l'embryon est atteint ou non n'a fonctionné. La nouvelle a été d'autant plus douloureuse qu'elle était inattendue!
C'est donc un témoignage très intime que nous livre monsieur Toulmé, dans un genre de journal où il se met totalement à nu, nous étalant ses doutes, ses peurs, ses rages, son incompréhension. Avec une totale franchise, qui pourra même paraître brutale ou cruelle, parfois (le titre en est un bon exemple!), monsieur Toulmé nous dévoile l'évolution de ses états d'âme. Tel un endeuillé, il traversera diverses phases, faisant effectivement un genre de deuil de l'enfant idéalisé qu'il espérait tant, pour finir par comprendre qu'il réussira à surmonter la tempête, lentement, un pas à la fois, en apprivoisant peu à peu ce petit bout de vie totalement charmant mais si effrayant pour un papa qui n'a aucune idée de ce qu'il faudra faire pour subvenir à ses besoins particuliers...
De par ses dessins aux traits simples sans être simplistes, Fabien Toulmé illustre, avec beaucoup de charme et de tendresse, ce petit roman graphique qui saura faire œuvre utile, en touchant le cœur de tous les lecteurs mais, surtout, en donnant une lueur d'espoir aux parents qui vivent une telle épreuve. Une véritable lecture-richesse...
À lire aussi : les commentaires tout aussi élogieux de Yaneck, de Jérôme et des Blog Brother.
Ce qui m'a le plus agacé :
- les nez de Julia et de sa mère. Étrangement, alors que la plupart des personnages ont un nez rond, tracé un peu comme un C, celui de Patricia, l'épouse de l'auteur, ressemble à une petite main à trois doigts!?? Il en sera de même pour la petite Julia. Ce n'est pas très gracieux... D'ailleurs, étonnamment, dans ses remerciements, Toulmé s'excuse auprès de sa femme au sujet de la taille de ce même nez!!
- un mauvais choix de couleur, à la p.194. Dans ce chapitre (dans les tons de bleu gris, celui-là), les cases d'un horaire sont teintées d'un gris si foncé qu'on n'arrive pas à lire ce qui y est inscrit. Dommage...
Plus grandes forces de cette BD :
- l'humanité du sujet, et la totale honnêteté de son traitement. Dès le départ, la rudesse apparente du titre donne une idée de la sincérité du ton que l'auteur a choisi de tenir. On a droit à une totale exposition des sentiments, et tout y passe: tristesse, incompréhension, injustice, colère, culpabilité, peur du jugement des autres... Toulmé ose étaler sa résistance (bien compréhensible, somme toute!), même si elle ne lui donne pas toujours le beau rôle. En parallèle, la résilience et le positivisme de son épouse, quoi que peu exploités, semblent prodigieux!! Quel contraste! On est ici en présence d'un bel exemple de la complémentarité d'un couple... surtout quand on sait le nombre faramineux de couples qui se séparent suite à la naissance d'un enfant handicapé! Bravo pour votre fabuleuse sincérité, monsieur Toulmé, elle ne peut que toucher tout le monde... et grandement aider, comme je le disais plus haut, ceux qui passent par le même chemin!
- le dessin. Son amusant style caricatural, qui rappelle un peu celui de De Thuin (Zélie et cie, Coup de foudre...), mais en plus mature, ajoute une touche de légèreté qui aide à mieux faire passer les moments difficiles...
- une pensée de Khalil Gibran. Le premier chapitre se termine sur un extrait du Prophète, le célèbre livre de ce poète libanais. C'est celui qui explique que les enfants ne sont que «prêtés» à leurs parents, et que le rôle de ceux-ci est simplement de les lancer le plus loin possible, tels des arcs (évidemment, je paraphrase, car il le dit infiniment mieux que moi! ;^). De retrouver ses sages écrits, que j'ai lus avec beaucoup d'intérêt il y a plus de 30 ans, ça m'a rappelé de très beaux souvenirs...
- la séparation par chapitres, chacun coloré dans un ton différent des autres. De plus, chacun possède sa petite phrase en exergue. La dite phrase est une des répliques du chapitre, mais quand on la lit, avant même d'entamer le chapitre, on ignore le contexte dans lequel elle sera dite, ce qui cause parfois de belles surprises!
- la justesse et l'omniprésence des émotions. C'est si bien narré, et si vrai, qu'on s'attache évidemment très rapidement aux protagonistes (d'autant plus qu'on sait qu'ils existent vraiment!). On vit donc un peu de leur douleur, de leur peine, de leur espoir... de leur joie, aussi! Les larmes nous montent donc aux yeux à plus d'une reprise, vous l'aurez compris!
- l'humour que l'auteur parvient néanmoins à insuffler, par moment. Ces petites touches, parsemées un peu tout du long du bouquin, nous rassurent sur l'évolution du moral de l'auteur, et nous offrent de mini-oasis pour ventiler notre trop plein d'émotions plus intenses...
- la présence de certaines répliques en portugais, non traduites. L'épouse de Toulmé étant brésilienne, on a parfois droit à de courts dialogues dans sa langue maternelle, entre elle et sa mère, par exemple ou à des chansons. Ces lignes sont parfois traduites, mais pas toujours, et j'ai bien aimé me donner le défi d'en comprendre le sens, à l'aide du contexte et de quelques comparaisons étymologiques avec les autres langues latines. C'était amusant et très instructif, minha filha! ;^)
- de belles idées inspirantes. J'ai bien aimé le terme d'enfant-bisous, pour décrire les jeunes trisomiques et l'amour pur qu'ils sont toujours prêts à répandre, partout autour d'eux. La croyance brésilienne qui veut qu'un «bébé choisit toujours des parents qu'il sait capables de s'occuper de lui» est aussi très jolie...
- un beau questionnement auquel on pense peu. J'ai apprécié que le récit aborde (succinctement, mais quand même) le délicat dilemme qui se pose à tout parent d'enfant handicapé: doit-on s'impliquer à fond dans le «milieu» (devenir amis avec d'autres parents vivant la même réalité, s'intégrer dans les groupes de soutient, se créer un réseau issu du milieu médical ou des services sociaux, s'impliquer dans la promotion de la maladie et les levées de fonds...), milieu dont on a bien besoin des ressources, ou vaut-il mieux se débrouiller seuls, afin de moins stigmatiser l'enfant, d'en normaliser l'intégration et l'évolution... mais au détriment des appuis et des supports que le milieu peut offrir? La pièce de théâtre la Tribu, que j'ai vue il y a quelques années, abordait un peu la même problématique, mais chez les malentendants: la jeune femme sourde en voulait à ses parents de l'avoir «baignée» dans «l'univers» des sourds plutôt que de l'avoir intégrée à la société normale. Un fort beau dilemme, qui génère de belles réflexions...
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