LE MANTEAU
Scénariste(s) : Alexandre Rouillard dit BOLONEY, Nicolas Vassiliévitch GOGOL
Dessinateur(s) : Alexandre Rouillard dit BOLONEY
Éditions : les 400 coups
Collection : Mécanique générale
Série : Manteau
Année : 2012 Nb. pages : 60
Style(s) narratif(s) : Récit complet
Genre(s) : Humour social, Humour mordant, Récit psychologique, Quotidien, Fantastique, Adaptation littéraire, Classique
Appréciation : 4 / 6
|
Solitude et mépris tuent, à petit feu
Écrit le dimanche 20 janvier 2013 par PG Luneau
Personnellement, j’ai toujours trouvé la littérature russe un peu particulière. Je n’en suis pas particulièrement fan, et encore moins connaisseur, mais j’ai quand même été exposé à quelques pièces de théâtre (plusieurs Tchekhov, un Gorki…), quelques romans (dont le Joueur, de Dostoïevski), quelques nouvelles (dont le fameux Nez, de Gogol)… Et j’ai toujours été troublé par l’omniprésence de la lourdeur à travers tous ces textes : lourdeur des traditions, lourdeur du sens du devoir, lourdeur trouble engendrée par les non-dits… Bref, les grands noms de la littérature russe semblent apparemment se plaire dans les ambiances malsaines, là où le malheur est sourd, le drame, imminent, la tristesse, profonde et la mélancolie, indécrottable… Le youppilaï don don n’est pas trop leur truc, dirait-on.
Mais je n’avais jamais entendu parler du Manteau de ce même Gogol, une autre de ses nouvelles, toute courte, qui raconte une tranche de vie (ou plutôt de «non-vie»!!) aussi absurde que pathétique! Il s’agit de l’histoire d’Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, un employé copiste plus que modeste et effacé, qui passe sa vie à retranscrire des documents administratifs que personne ne lira jamais, et qui occupe ses loisirs à… se pratiquer à recopier d’autres documents inutiles, pour le plaisir de voir son crayon noircir des pages!! Sans enfant, sans compagne, sans cesse rejeté par ses collègues qui se moquent de lui régulièrement, il vit sa vie comme un fantôme, sans âme aucune, sans ami, sans contact, si ce n’est un petit salut quotidien à sa logeuse, avant d’aller travailler. Bref, Akaki Akakiévitch est un looser total, un numéro perdu dans la masse, complètement fade et sans personnalité, le parfait antihéros… comme seuls les Russes peuvent en créer (… mais c’est vrai qu’avec les différents régimes oppresseurs qu’ils ont eu à endurer au fil des siècles, ils ont de l’expérience en la matière!!)
Mais voilà qu’un jour il se voit dans l’obligation de s’acheter un manteau neuf! (Houlà! Quel événement!! Enfin du piquant dans sa vie!! ;^) Il demande à l’un de ses voisins de pallier, couturier, de lui en fabriquer un… et voilà que le dit manteau transforme complètement son quotidien!! En effet, grâce à ce nouveau vêtement, tout son entourage réalise tout à coup qu’il existe, comme si tous ceux qu’il côtoie venaient d’être dotés de lunettes leur permettant d’enfin le voir, et d’apprécier sa présence!! Ce revirement de situation, assez surréaliste (et qui rappelle, d’une certaine façon, Kafka, un autre spécialiste des ambiances lourdes… même s’il n’est pas Russe!!), change radicalement l’image sociale du pauvre Bachmatchkine, de même que sa perception de lui-même… mais qu’en sera-t-il lorsqu’il se fera voler ce fameux manteau, à peine quelques heures plus tard?!?!
C’est un texte fort étrange et, ma foi, pas mal dérangeant, quand on y pense bien, que Boloney, un illustrateur nouvellement venu dans le monde de la BD, a décidé d’adapter ici. Qu’est-ce qui pousse un Québécois du XXIe siècle à donner sa version d’un tel texte? Je ne le sais trop, mais force est de constater que le propos reste on ne peut plus d’actualité! Quelle claque en pleine face je me suis pris en en lisant la conclusion!! Vraiment, le sort d’Akaki Akakiévitch Bachmatchkine m’a fait réfléchir et m’a touché, plus que je ne m’y serais attendu en découvrant, dans les premières pages, cet insipide cloporte qui ânonne des phrases incompréhensibles. Il n’y a pas à dire, cette histoire a, malheureusement, trop bien vieilli.
Sur le plan graphique, ce Boloney, dont je n’avais jamais entendu parler, s’en donne à cœur joie! Il y va de toute sa créativité, mélangeant caricatures, peinture, pastiches, dessins éditoriaux et lignes ultra-claires avec audace et égale maîtrise. Définitivement, un artiste à surveiller.
Je m’en voudrais finalement de terminer sans remercier les éditions des 400 coups pour le très intéressant partenariat qui nous lie depuis déjà quelques années. En espérant que celui-ci puisse durer encore longtemps!
En somme, le Manteau, de Boloney (et Gogol!), c’est une version russe (donc déprimante! ;^) et un peu plus adulte des Habits neufs de l’Empereur. Ce court récit impressionniste et impressionnant, je le recommande à tout le monde, dès quatorze ou quinze ans.
Plus grandes forces de cette BD :
- l’ambiance très russe, avec son humour très décalé. L’ennui et la bureaucratie sont omniprésents, et empeste l’ambiance de très efficaces façons. Tout le monde semble se foutre de tout le monde… N’est-ce pas que ça reste très d’actualité, finalement?! Il y a même un personnage à tête de crapaud, parmi la foule humaine, à la p.15… mais personne ne semble en faire de cas!!
- l’intéressant mélange de styles graphiques. Boloney explore et nous en met plein la vue. Si ses vignettes semblent majoritairement être de petites toiles, il y intercale très régulièrement des dessins simplement encrés qui rappellent énormément les dessins éditoriaux qu’on retrouve dans certains journaux. Tous ses personnages ont des tronches très caricaturales, toujours pathétiquement drôles. Il lui arrive aussi, parfois, d’ajouter des genres de peintures pleine planche (comme aux p.11 et 49), ou d’utiliser, le temps d’une planche (la p.18!), une amusante ligne claire très épurée et fonctionnelle que je qualifierais, si c’est possible, de postmoderne (?!). Tantôt colorée dans les tons de marron (la couverture nous en donne une bonne idée), tantôt noir et blanc (ou plutôt une pâlotte bichromie de brun et de beige), chaque planche de cet album regorge de surprises graphiques. J’ai cru y reconnaître plusieurs influences, sur un très large spectre, allant des dessins du Mad magazine à ceux du prolifique Gary Larson… et même un peu de Bruegel l’ancien (sur la p.49, qui se veut un pastiche des toiles infernales de cet illustre belge). Tout un talent, le Boloney!!
- une transposition graphique et temporelle ma foi assez hétéroclite! Par exemple, sur le plan architectural, Boloney nous offre une ville qui peut autant paraître russe que québécoise ou européenne du nord! Certaines façades de bâtiments font bien de chez nous, avec leurs escaliers extérieurs qui mènent aux logements supérieurs, d’autres font plus slaves ou newyorkais. Les différents objets qui entourent les personnages semblent parvenir de diverses époques, des années 40 à nos jours… et même du futur, si tient compte de la petite voiture élévatrice qui sert à la manutention, au scriptorium où travaille Akaki Akakaiévitch (à la p.20)! Cela contribue d’autant à universaliser le propos. Ce soucis d’adaptation va même jusqu’aux personnages… Par exemple, je ne suis pas sûr qu’il y ait eu beaucoup de gens de couleur au sein des dirigeants administratifs des bureaux ministériels russes, comme c’est le cas ici!! Boloney «intemporalise» ainsi le récit de Gogol, en lui donnant un décor et des figurants de toutes les origines. En étant partout et nulle part à la fois, on a plus de chance que tous les lecteurs reconnaissent leur environnement… et donc se sentent interpelés…
- la critique de la bureaucratie! Les pages 42 à 44, ainsi que l’amusante p.16, nous montrent un excellent exemple de l’aliénation qu’on peut constater dans maintes administrations hiérarchisées. Et comme celles-ci sont universelles, tous les peuples de la terre s’y reconnaitront! C’est la maison des fous d’Astérix, mais vue de l’intérieur!
- le propos, fort, qui fait réfléchir tant la situation du personnage est pathétique. En effet, sous ses allures badines, ce récit est d’une gravité sordide, déprimante et comme je le disais plus haut, encore tristement d’actualité…
- les quelques pages d’esquisses, à la toute fin. Elles sont peu nombreuses, mais ont le mérite de nous montrer certains aspects du travail de l’auteur.
Ce qui m’a le plus agacé :
- les noms russes, aux consonances étranges. Déjà, ils sont longs et difficiles à décortiquer… Mais pourquoi faut-il que chaque protagoniste porte trois patronymes!!?… et, surtout, pourquoi tous les auteurs russes insistent-ils tant pour toujours écrire au moins deux, sinon trois de ces particules interminables?? Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, Pétrovitch, Ivan Abramovitch, Stepan Varlamovitch… Bien sûr, Boloney n’y est pour rien : il en va de même dans toutes les autres œuvres russes que j’ai lues ou vues, peu importe l’auteur… mais qu’est-ce que ça alourdit les textes!!! ;^)
- le découpage parfois malhabile des planches. Il m’est arrivé, à quelques reprises, de ne pas trop comprendre dans quel ordre lire les vignettes d’une planche parce que leur découpage ne respectait pas les standards de lecture traditionnels (aux p.10 et 17, notamment).
- l’épilogue, que je trouve inutile. La finale était tellement forte que je ne trouve pas que les quatre dernières planches ajoutent quelque chose. Au contraire, cette histoire de fantôme vengeur dénote un côté enfantin qui détonne du reste du récit. C’est dommage, et je ne comprends pas pourquoi Gogol a ajouté ce détail… Boloney aurait-il pu ne pas l’intégrer à son album? Les puristes n’auraient probablement pas apprécié, mais l’œuvre en aurait été plus forte. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Boloney l’a laissée en noir et blanc? Bref, je vous conseille d’éviter les quatre dernières pages et d’arrêter votre lecture à la p.50!!
|