#01- DÉCIME-MOI UN MATON
Scénariste(s) : François CORTEGGIANI
Dessinateur(s) : Yves RODIER
Éditions : Glénat
Collection : X
Série : Simon Nian
Année : 2005 Nb. pages : 48
Style(s) narratif(s) : Récit complet
Genre(s) : Aventure policière, Hommage
Appréciation : 4 / 6
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le Caméléon québécois nous offre un complot complexe dans le monde du 9e art!
Écrit le samedi 08 septembre 2012 par PG Luneau
Le bédéiste québécois Yves Rodier (à ne pas confondre avec le bédéiste québécois DENIS Rodier, qui a, entre autres, dessiné l’Ordre des Dragons) possède un talent incontestable. Dans sa jeunesse, question de se faire la main et de montrer à tous ce qu’il était en mesure de faire, il n’a dessiné rien de moins que l’intégralité de Tintin et l’Alph-Art, le fameux album inachevé d’Hergé, que ce dernier avait laissé en plan, en tout début de projet, à son décès, en 1983. Reprenant les notes du grand maître, Yves a complété les planches esquissées, conçu celles qu’Hergé n’avait que décrites, et imaginé la finale, que le regretté père de Tintin n’avait pas eu le temps de faire. Rodier a tracé ses planches dans la plus pure tradition de la ligne claire, avec une telle maîtrise des personnages et des décors que bien des spécialistes pourraient douter de l’origine de celles-ci et les attribuer à Hergé lui-même!! Avec cet album (que la succession d’Hergé lui a interdit d’éditer, malheureusement pour nous!), Rodier est allé faire la tournée des grandes maisons d’éditions européennes. Une telle carte de visite lui a bien évidemment permis de se faire connaître, et son nom s’est mis à circuler là-bas.
C’est ainsi qu’il en est venu à s’accoquiner avec le prolifique scénariste touche-à-tout François Corteggiani et qu’ils ont préparé ensemble une sympathique petite série… que j’ai (enfin!) trouvé le temps d’entamer ces jours-ci, en cette fin de vacances estivales : les aventures de Simon Nian. Dans le premier tome, Décime-moi un maton, on fait la connaissance de ce nouvel héros, un avocat passionné de BD (comme je me reconnais en lui!!!) qui se trouve mêlé à une sombre histoire de bédéiste décédé… mais qui envoie pourtant des menaces de mort à certains de ses proches, dont ses anciens éditeurs!
Simon Nian aura fort à faire pour comprendre le fin mot de l’affaire… surtout que beaucoup de monde semble concerné par le décès de ce bédéiste riche à craquer : sa veuve (ici, un petit clin d’œil, qui n’a rien de fortuit à la veuve d’Hergé!), son secrétaire (très) particulier, son (ambitieux) assistant-dessinateur, ses deux éditeurs en chef, le président du fan club de Bibou (le célèbre personnage qui l’a rendu si riche), un éditeur rival (mais surtout caractériel!), un partisan bolchévique… et pourquoi pas un danseur de ballet roumain, tant qu’à y être!!? Avec une faune aussi bigarrée, pas étonnant que l’intrigue soit si dense et opaque… C’est que Corteggiani, qui a écrit tant de récits simplistes (comme Pif et Hercule ou l’École Abracadabra), peut aussi faire dans le plus construit (comme Tatiana K., ou l’excellente série Bastos et Zakousky). Ici, c’est avec une trame narrative étrangement alambiquée qu’il parvient à nous «enfirouaper» royalement, et je défie quiconque de dénouer l’écheveau avant les révélations des pages finales!!
Sur le plan graphique, Yves Rodier y va d’un autre style très classique, qu’on jurerait cette fois calqué sur celui que Maurice Tillieux utilisait pour les aventures de Gil Jourdan, dans les années 60! D’ailleurs, toute la série Simon Nian se veut un hommage avoué à cet artiste et son héros : on a même demandé à une des filles de Tillieux d’en écrire la préface!! Non seulement le style d’aventure dynamique, à la Spirou mais en plus sérieux, évoque celui des albums de Jourdan, mais on retrouve ce personnage et ses acolytes (Libellule et l’inspecteur Croûton) cachés, au détour d’une vignette, de-ci de-là, à divers endroits tout au long de l’album. Comment un dessinateur qui dessine si parfaitement Tintin peut-il se lancer dans le style Tillieux avec autant d’aisance?? Une seule explication possible : Yves Rodier est un mutant qui possède des gênes de caméléon! J’essayerai bien de le lui faire avouer, lorsque je le croiserai, au prochain ComicCon, la semaine prochaine! ;-) Une fois ce secret révélé, plus rien ne m’étonnera de ce dessinateur hors-pair!
Bref, l’album Décime-moi un maton s’adresse à toute la famille… mais les jeunes de quatorze ans et plus risquent d’en apprécier plus sérieusement les nombreuses subtilités!
Plus grandes forces de cette BD :
- les nombreux jeux de mots, à commencer par celui du titre! Ils sont souvent bien amusants, surtout les noms de lieux (l’état de Téavachie, le Grosobezistan, le village de Longjupon-sur-Guêpière…) et de certains personnages, comme Mouthard Montonèze…
- une préface toute simple mais très touchante de madame Régine Buntinx-Tillieux, une des filles du très célèbre créateur des séries César, Félix et, surtout, Gil Jourdan!
- le dessin très classique, très sixties… Rodier reprend le style Tillieux alors que celui-ci était à son meilleur!
- l’idée d’un avocat «collectionneur passionné de BD»! Je ne suis pas sûr que le fait d’en avoir fait un avocat est très pertinent (ce n’est pas une profession qui m’apparaît particulièrement aventureuse!), mais celle d’y greffer une passion pour le neuvième art entraîne un second degré très amusant, à preuve les nombreux clins d’yeux que j’ai pu y déceler (voir plus bas!). D’ailleurs, il semblerait que l’idée même de ce personnage et son allure physique soient carrément empruntées à un certain Georges Simonian (Simon Nian!)… un avocat bédéphile et ami des auteurs!! C’est fou ce que le Net peut nous en apprendre, des choses!
- la quantité faramineuse d’allusions à des BD et des bédéistes connus (sans compter toutes les références que j’ai dû rater!)! Il y en a tant que je les séparerai par catégories : pastiches et caricatures, clins d’œil, autopromotions, hommages et autres caméos. Comme vous serez à même de le constater, les amateurs pourront aller à la pêche aux clins d’yeux à maintes reprises, en lisant et relisant ce petit bijou. Merci aux sites Clin d’œil et bande dessinée et le Blog BD de Mr Thanagra de m’avoir pisté sur quelques uns d’entre eux!
Outre les personnages caricaturés mentionnés plus haut (monsieur Simonian et Fanny Rodwell, la veuve d’Hergé), je débuterai par les pastiches d’albums… et de leurs auteurs. Ainsi, la fameuse planche du «Moine Saucisse, de Claude Sailor» qui se trouve dans le bureau de Simon (et dont on parle abondamment aux p.10, 11, 29 et 47) fait référence à mon cher Frère Boudin, de Claude Marin. De la même façon, le bédéiste Johann Sfar et son Chat du rabbin devient, à la p.31, Johann Farce et le Pingouin de l’ayatollah (mais Sfar n’a-t-il pas justement gagné un prix spécial, à Angoulème, en 2004… et ce prix ne s’est-il pas déjà appelé un Alfred, en l’honneur du… pingouin de Zig et Puce??)! Aux mêmes pages, on retrouve aussi un Bob Mordan, simulacre évident du fameux Bob Morane! La couverture représentée à la p.31 (où l’on apprend qu’il s’agit du tome #26, la Guêpe nucléaire) reprend presque trait pour trait la couverture du «vrai» tome #1 de Morane, l’Oiseau de feu, et même sa quatrième de couverture, qu’on aperçoit dans le haut de la p.32, reprend les teintes et la posture générale des Bob Morane de l’époque!) Puis, il y a tout le parallèle entre Bibou, personnage et magazine «copuliste» et Pif, personnage et magazine communiste, ainsi qu’entre les voraces éditions du Rayon qui se voudraient une petite allusion aux éditions Soleil!!
En observant attentivement les petits détails, j’ai pu apercevoir plusieurs séries et personnages connus, tant dans le bureau de Simon que dans la librairie BD-Bill (!!!) ! D’abord, diverses figurines : Natacha, Astérix, un Schtroumpf… Puis, j’ai débusqué un dessin de Tif et Tondu, un autre d’Arthur le fantôme (de Cézard), et deux albums de Jojo (les tomes #9 et 14), ainsi que le Boss #7 et le re-lancement du Scrameustache par Glénat (qui venait justement, en 2004, d’en racheter les droits aux éditions Dupuis!).
Sur le plan de l’autopromotion, on peut trouver quelques œuvres de Corteggiani (Ultimate agency #1, Marine #4, la Jeunesse de Blueberry #13…)… Mais Rodier s’est aussi fait plaisir en plaçant, à la p.29 deux de ses œuvres : l’excellent et, malheureusement, unique tome de Pignouf, une petite série qu’il a dessiné pour l’éphémère magazine du même nom, puis son œuvre-polémique, interdite depuis par la succession d’Hergé : sa version de Tintin et l’Alph-Art!
On peut rajouter à cela un amusant clin d’œil à l’expression favorite d’Obélix (p.28 en bas) et tous les hommages proprement dits à Gil Jourdan. D’abord, on retrouve le portrait de ce héros dans un cadre de la p.32, et celui de l’inspecteur Crouton à la p.36. Puis, on voit la couverture des tomes, Libellule s’évade (le tout premier album de la série) et la Voiture immergée. Finalement, Rodier pousse même l’audace jusqu’à faire parader Walthéry et Tillieux, à la p.30 (ils viennent même de croiser la belle Natacha, héroïne de Walthéry!!). Et ne serait-ce pas d’autres petits caméos que j’ai cru déceler ici et là?? Cortaggiani lui-même, en badaud, à la page 29, 7e vignette? Et Will, à la p.24, 5e case?
- le personnage de Bertrand Malgré! Ce collectionneur-spécialiste-connaisseur à qui Nian demande de certifier l’origine de certains dessins, est très drôle avec ses tics verbaux qui le font passer pour un parfait dégénéré! Ça ajoute un cachet délirant et drolatique à ce personnage somme toute très très secondaire!!
- des personnages résolument campés dans notre époque. Du temps de Tillieux, à l’âge d’or de la BD, je ne crois pas qu’on aurait pu voir des personnages comme un bédéiste pédéraste sur les bords ou un couple de criminels gay!!… Rodier et Cortegianni font dans le très moderne, quand même!
- Une finale très éclairante!! C’est d’autant plus salutaire que l’intrigue est complexe et chargée… Après tant de péripéties variées et de pataugeages dans la brume, il fallait qu’on nous éclaircisse la situation… et les auteurs y parviennent avec brio! Bravo!
Ce qui m’a le plus agacé :
- les expressions argotiquement franchouillardes employées par certains personnages! Déjà, avec le maton du titre, j’avais eu un mauvais pressentiment… mais quand Santu parle, ça devient parfois carrément un casse-tête de comprendre le sens exact de ses paroles! Pensez-y à deux fois avant d’offrir cet album à un jeune Québécois : il sera complètement «dans la purée» si vous ne l’aidez pas à «traduire» certains passages!
- la fois où Santu se voit appeler «Ange Toussaint» par le narrateur. En fait, j’ai mis du temps à saisir que le narrateur voulait parler du même personnage! Puis, une vérification sur le Net m’a appris qu’un mafieux corse appelé Ange Toussaint, surnommé Santu, a déjà sévi en France… Est-ce que monsieur Corteggiani a décidé de le mettre en scène ou n’est-ce qu’un autre clin d’œil?? Rien n’est précisé!? Chose certaine, ce personnage «public» nous est totalement inconnu, ici, au Québec.
- la construction (des plus originales!) du récit… Le problème, c’est qu’elle entraîne une grande confusion! En effet, le fait de présenter l’évasion du bédéiste, puis l’explosion de son avion dès le départ biaise toute notre compréhension du reste du récit… C’est audacieux… et voulu ainsi, bien sûr, pour apporter un revirement grandiose à la fin… mais présenter ça à un petit pas-vite comme moi, c’est risqué!! Heureusement, la finale rachète le tout! N’en reste que c’est un album qu’on gagne définitivement à relire! Personnellement, ce n’est qu’à cette relecture intégrale que j’en suis venu à rabouter tous les passages et à en comprendre toutes les subtilités scénaristiques. Donc, un conseil : soyez allumés et en pleine forme quand vous entreprendrez la lecture de cet album!
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