ROCK DERBY - L'INTÉGRALE
Scénariste(s) : Michel Regnier dit GREG, Maurice TILLIEUX
Dessinateur(s) : Michel Regnier dit GREG, François DIMBERTON
Éditions : le Lombard
Collection : X
Série : Rock Derby
Année : 1960 Nb. pages : 256
Style(s) narratif(s) : Récits complets
Genre(s) : Aventure humoristique , Aventure policière
Appréciation : 4.5 / 6
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Nostalgie d'un temps où l'Aventure était si simple...
Écrit le lundi 25 décembre 2023 par PG Luneau
Tomes inclus : #1- les Requins du ring (30 p.),
#2- les Voleurs de poupées (30 p.),
#3- Panique au Paradis (30 p.),
#4- la Rivière des diamants (1961, 30 p.),
#5- Une étoile a disparu (inspiré d'un scén. de Tillieux, 1961, 30 p.),
#6- l'Or des Navajos (1961, 30 p.),
#7- le Défi de l'invisible (1963, 30 p.) et
#8- Quatuor pour une fausse note (dess. : Dimberton, 1981, 14 p.).
Michel Regnier, mieux connu sous le nom de Michel Greg ou, plus simplement, Greg tout court, est incontestablement une star du 9e art. Internationalement connu pour son inénarrable Achille Talon, personnage aux intarissables logorrhées verbales (que je préférais éviter, étant jeune!), il a aussi travaillé sur des tonnes d'autres projets. En tant que scénariste, il a contribué à près d'une trentaine de séries, dont plusieurs très connues, comme Chick Bill, Chlorophylle, Clifton, Modeste et Pompon et Olivier Rameau ou, dans un registre plus réaliste, Bernard Prince, Bruno Brazil, Comanche et Luc Orient. En solo, s'ajoutent à cette liste plusieurs autres perles, comme Babiole et Zou, Luc Junior, Zig et Puce ou, mes favoris que je dévorais dans les Pif Gadget de mon enfance, Quentin Gentil et les As.
Mais parmi ces trésors du bon vieux temps, il y a un héros, un vrai, dont je n'avais jamais entendu parler mais dont on a publié, il y a quelque temps, une belle intégrale exhaustive et j'ai nommé : Rock Derby!
C'est quoi?
Rock Derby est un beau grand gaillard qui tient une station-service avec son petit frère Skip, dans un coin perdu du Canada (??!! Mais ne vous emballez pas trop vite : ce Canada n'a de canadien que le nom!). Un malencontreux accident d'avion le mettra en contact avec Tim Toronto, un journaliste hyperactif et téméraire qui l'entraînera, le temps de trois aventures, dans le monde interlope de la boxe, dans celui du recel de reliques archéologiques et, alors qu'ils sont en vacances au soleil, dans une brutale rivalité hôtelière. Athlétique et doué en tout (alpinisme, boxe, hockey...), n'hésitant pas à sauter sur un bandit armé ou dans un immeuble en flammes pour voler au secours de jeunes victimes, Rock possède tous les atouts du Héros avec un grand H!
Puis, à partir du 4e épisode, on le retrouve au Brésil, sans aucun de ses deux acolytes (dont on n'entendra plus jamais parler !?), où il affrontera la jungle amazonienne en compagnie de deux nouveaux compères, des gus au bon cœur mais sans le sou : le rondelet et colérique Pedro Arara et Baba, un jeune black maigrichon faisant office de straight man. Avec ces nouveaux compagnons, Rock roulera en voiture de l'Amérique du sud au Canada, traversant ainsi les États-Unis (chers à Greg!) et y vivant, au fil de la route, trois nouvelles aventures : une vedette d'Hollywood à retrouver, deux voleurs de banque à capturer chez les Navajos puis un mystérieux homme invisible à démasquer.
Le 8e et dernier récit de ce recueil est un peu différent. D'abord, il est deux fois plus court et a été écrit presque 20 ans après les autres (en 1981, alors que tous les autres datent des années '60). Puis, Greg n'en a écrit que le scénario : il en a laissé le dessin à François Dimberton, qui a un style bien différent. Finalement, Rock n'y est alors accompagné que de Pedro Arara : exit le gentil Baba! À deux, ils aideront un inspecteur de police à résoudre un meurtre survenu dans le motel où ils s'étaient arrêtés.
C'est comment?
J'ai vraiment beaucoup aimé ce sympathique recueil! D'accord, j'avoue, on est dans un registre léger et souvent dénigré : les aventures humoristiques à saveur policière. C'est un genre qui n'a à peu près plus cours, alors qu'il foisonnait quand j'étais jeune (Tintin, Spirou & Fantasio, Totoche, Sophie, les 4 as, Quentin Gentil et les As, Jimmy Tousseul, Jeannette Pointu, Clifton, etc.). Mais avouez qu'il a fait ses preuves! Évidemment, j'ai été envahi d'une belle nostalgie du bon vieux temps, ce temps pré-numérique où les aventures semblaient si simples, où le moindre détour du chemin pouvait nous entraîner dans une enquête intrigante, qui se résolvait simplement, après un ou deux coups de poing !? Rock Derby, c'est exactement ça! C'est de la nostalgie en pages!
Bien sûr, et c'est souvent le reproche qu'on leur faisait, ces petites aventures avaient des scénarii assez minimalistes, laissant souvent place à des deus ex-machina un peu simplistes. Ici, force est d'avouer que Greg se donne la peine de construire des récits solides qui, malgré le fait qu'ils étaient relativement courts, étaient remplis de revirements surprenants (le fameux punch de fin de planche, parution en feuilleton oblige!) et se concluaient de manière souvent moins évidente qu'il n'y paraissait de prime abord! J'ai été réellement impressionné par cette richesse scénaristique.
Sur le plan graphique (et si on fait abstraction du dernier récit, de 20 ans plus récent), les traits sont bien sûr très classiques : on y reconnaît les années '60 (comme ceux des débuts de Franquin, de Dupa ou de Tibet). Mais si les dessins des deux premiers récits sont par moment un peu plus maladroits, ils deviennent par la suite très rapidement efficaces et riches, aussi garnis et expressifs que dans Achille Talon! Ça faisait en sorte que l'ensemble scénario-dessin avait tout ce qu'il fallait pour satisfaire les lecteurs du magazine Tintin, dans lequel ces récits paraissaient, à coup de 2 ou 4 planches par semaine.
Dommage que Greg ait dû mettre fin à la carrière de ce personnage, impliqué dans mille travaux comme il l'était : j'en aurais pris encore, moi, du Rock Derby!
À partir de 8 ans.
Mes bémols
- la représentation du Canada et de l'Amérique en général. Bien sûr, c'était les années '60 et Greg (tout comme Morris, Gosciny, Franquin et tant d'autres - voir l'album Gringos locos) était fasciné par le mythe américain, les grands espaces, les cowboys et les «Indiens». Mais si toute la première aventure de Rock se déroule «au Canada», je n'y reconnais AUCUN paysage, aucune architecture (la station-service où travaillent Rock et Skip, au tout début, ne ressemble à rien de ce qu'on retrouve au Canada!), aucun repère culturel ou autre. Bref, Greg voulait être en Amérique et parler français et il a tout simplement écrit «Canada» sur son scénario, sachant qu'un certain coin de ce pays était occupé par d'irréductibles francophones! Plus loin, le langage navajo du 6e récit est, lui aussi, d'une fiction abominable: une horreur! Ce mélange de latin, d'anglais et de «parler-petit-noir» est d'un cliché grotesque que seul le recul peut pardonner. Il nécessiterait presque un avis afin de prévenir les lecteurs d'aujourd'hui, beaucoup plus sensibles aux méfaits du colonialisme...
- l'abandon des acolytes du héros. Déjà que Skip faisait potiche, je trouve dommage que Greg ait préféré changer totalement la confrérie de Rock en l'affublant de 2 nouveaux compères dès la 4e aventure. Il me semble qu'il aurait été plus intéressant de mettre de la viande autour de l'os en étoffant le personnage de Skip et en le conservant, avec Tim Toronto. Sans rien enlever aux deux nouveaux (qui restent, somme toute, bien intéressants), je trouve ce changement radical et plutôt inusité.
- les couleurs. Elles sont, de manière générale, pâlichonnes et fades. L'idée de conserver les couleurs d'origine (en trichromie puis quadrichromie, ce qui nous est très clairement expliqué dans l'intéressant dossier qui introduit cette intégrale) n'en était pas une très judicieuse: une recoloration aurait été bénéfique. Et que dire des quelques narratifs inscrits en noir sur fond bleu marin foncé, comme aux p.216 & 217, sinon qu'elles sont ridiculement illisibles!
- quelques phylactères-pavés. Greg est manifestement un grand amateur des phylactères interminables, qui comblent les cases dans leur entièreté! On le constate immanquablement dans ses albums d'Achille Talon et c'est, d'ailleurs, ce qui me décourageait de plonger dans cette série, quand j'étais jeune! Mais déjà, avec Rock Derby, il y va de cases où le décor laisse place à des bulles généreusement garnies (souvent trop, même!). Heureusement, ces pavés de texte tout rabougri (dont l'impressionnant de la p.29!) se retrouvent surtout dans les premiers récits...
- l'épisode de 1981. Il détonne des autres. D'abord, le changement de dessinateur est très contrastant: Dumberton dessine dans un style bien plus moderne, tant dans les traits que dans le choix des angles ou le montage plus aéré des planches. Ses décors sont plus chargés et ses personnages, beaucoup plus ronds. Rock ressemble au personnage de Malabar qu'on voyait dans les pubs du Pif gadget de la même époque et Arara est si caricatural qu'il ne cadre pas avec les autres: il semble tout droit sorti d'un album pour bébé! Les 17 ans d'écart qui séparent ce récit de ceux commis par Greg transparaissent beaucoup! De plus, on nous y présente l'inspecteur Fustyrusk comme s'il était récurrent... alors qu'on le voit pour la toute première fois! Puis, il y a des bogues de couleurs: la trame de noir est toute pâlotte et le coupable voit ses vêtements bleu-gris devenir totalement blancs, le temps de deux cases (p.254)! Bref, plusieurs petits éléments font en sorte que ce récit, deux fois plus court que les autres, n'est pas mon préféré! De fait, cette tentative de reprise est restée sans suite... Ceci explique peut-être cela?
Les plus grandes forces de cette BD
- le petit dossier documentaire, en début de recueil. On y relate, en 14 pages abondamment illustrées, les débuts de Rock Derby (dans le journal Tintin) tout en nous présentant divers éléments culturels de l'époque dont Greg s'est, consciemment ou non, inspiré pour écrire ses scénarii. Instructif!
- un héros parfait et sympa. Avec son look à la Fantasio survitaminé et son tempérament à la Spirou, Rock est vraiment un gaillard invitant: j'aimerais sincèrement faire sa connaissance, bien plus que celle de Tintin, par exemple, dont il a toutes les qualités... mais la chaleur humaine en plus! De par son grand cœur, ses valeurs altruistes et son dévouement, il est un peu la version plus mature de Quentin Gentil, autre création de Greg de la même époque, mais dans les magazines des éditions Vaillants (dont Pif Gadget!).
- des touches d'humour, toujours judicieusement distillées. Souvent dans les textes (on pressent les répliques de Chichile!) ou dessinés en arrière-plan, ces gags sont d'une redoutable efficacité! Déjà, on avait une bonne idée de tout le potentiel comique de celui qui allait devenir le grand Greg! Baba déguisé en Gaulois pour figurer dans un film historique hollywoodien, j'en ris encore! ;^D
- une belle complexité d'intrigues (pour le genre), avec beaucoup d'action et de revirements de situation! Greg est vraiment un maître de «l'intrigue jeunesse intelligente». Et comme tous les scénaristes qui publiaient dans les magazines, à coup de 2 ou 4 planches par semaine, il a le talent de construire ses planches avec efficacité de manière à toujours terminer chacune de ses pages par un suspense ou une accroche qui nous tient en haleine et qui nous force à acheter le magazine de la semaine suivante. Chapeau au Maître!
- des thématiques stimulantes. Moi, quand j'entends le mot Aventure, j'ai tout de suite des images de jungle! Imaginez à quel point j'étais heureux de voir le grand Rock s'enfoncer en Amazonie, avec la mission d'y tailler une route! Greg savait, dans chacun de ses récits, utiliser tous les poncifs de ce genre littéraire: accident d'avion, animaux sauvages, rivière indomptée aboutissant à une chute, monde interlope de la boxe, antiquités mystérieuses cachant des secrets, traîtrise sournoise et, summum des summums: un homme invisible !?! L'Aventure, la vraie, celle avec un grand A, c'est Rock qui la vit!
Le petit plus
Du côté des amusants clins d'œil, il y en a un pleinement assumé (on nous le souligne même dans les pages documentaires qui ouvrent l'album) : les caricatures de Goscinny (fabuleux auteur d'Astérix, de Lucky Luke et d'Iznogoud) et de Gilbert Gascard, alias Tibet (prolifique dessinateur des Ric Hochet et des Chick Bill). Greg choisit ses deux grands amis pour incarner deux explorateurs français (on parlerait plutôt, aujourd'hui, de dépouilleurs de temples autochtones, mais ça fait moins glorieux!), et il les rebaptise René Goscard et Gil Gascinny! Sympa... Pour ma part, je trouve que l'imprésario véreux de l'épisode à Hollywood, Windbubble, a de petits airs de... Greg lui-même !? Je me goure peut-être, mais tant qu'à se faire en autoportrait, autant que ce soit pour incarner un vilain, vous ne trouvez pas? ;^)
Voir aussi mes critiques d'autres œuvres de Greg que j'ai adorées : Go West et Frère Boudin.
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